« Faire d'un événement, si petit soit-il, la chose la plus délicate du monde, le contraire de faire un drame, ou de faire une histoire. »

Gilles Deleuze, Dialogues

samedi 17 septembre 2011

L'été de l'éveil... 目覚めつつある夏

J'ai déjà évoqué ce qui m'a le plus impressionnée dès mon arrivée à Narita : la campagne pour les économies d'électricité, devenue mouvement national d'une ampleur qui a dépassé les prévisions (billet du 3 septembre).
Début septembre, comme la menace d'un black-out s'éloigne avec les grandes chaleurs de l'été, le Gouvernement a levé l'impératif de restriction. Cependant, les habitudes ne semblent pas modifiées : éclairage et climatisation modérés, ce qui donne un petit air feutré au plus vulgaire supermarché. Il semble que l'objectif de 15% d'économie dans les régions desservies par les compagnies Tepco et du Tôhoku, comprenant la région de Tokyo, a été dépassé pour atteindre 20%. L'été 2011 est pourtant au quatrième rang des plus chauds depuis l'enregistrement des températures au Japon (environ 1900). 

Affiches pour les économies d'énergie volontaires

La mobilisation des entreprises comme des particuliers a été d'une ampleur étonnante. Les secteurs énergivores comme la construction automobile ont carrément modifié l'organisation du travail en mettant les jours de congés en semaine au lieu des samedi et dimanche pour ainsi mieux répartir la consommation dans le temps. De nombreux bureaux ont aussi changé leurs horaires en demandant aux employés de venir une heure plus tôt le matin et/ou en imposant une pause en début d'après-midi. Ces inconvénients ont parfois été compensés par la diminution, voire la suppression des heures supplémentaires (non payées si on est cadre), la réduction du nombre de réunions ou de déplacements superflus, la facilitation du télétravail. 

Cool Biz à l'université Waseda... 早稲田大学のクール・ビズ
 
Une grande majorité de la population a changé certaines habitudes de vie avec la réduction de l'air conditionné. Lorsque la première fois à Tokyo j'ai repris le métro pour me rendre à mon université, j'ai eu une véritable surprise : une rame entière sans un homme cravaté ! Pour qui connaît le Japon, une image iconique est celle des trains remplis d'employés de bureau, les salary men, tous impeccablement ceints de leur costume-cravate sombre. Là, tous en chemise à manches courtes, col ouvert ! Une révolution de l'apparence, les Japonais se déboutonnent ! Le cool biz (pour cool business) donne un air décontracté nettement plus léger, voire sexy. Sensible aux détails, chacun joue sur le raffinement des matières, des fines rayures, des effets damassés ou gaufrés. Les fabricants de chemises s'en donnent à cœur joie. Des coiffeurs ont même créé une setsuden hair cut, coupe de cheveux-économie d'électricité, courte et dégradée pour avoir moins chaud et s'épargner le brushing ; il y a aussi la cuisine setsuden, etc. Bref, une appropriation des contraintes, créative et même ludique, s'est vite déployée.
Les préconisations à l'université Waseda... 早稲田大学の忠告 : climatiser à 28°C, jeter sa cravate, s'hydrater, arrêter son ordinateur si on s'absente, ne pas utiliser d'appareils pendant les pics de consommation, faire des pauses lumières éteintes, arrêter les toilettes équipées de jets, être attentif à l'utilisation de l'éclairage, débrancher tous les appareils électriques le soir.



La production d'appareils électro-ménagers, déjà en pointe, n'est pas en reste et proposent du matériel qui consomme moitié moins d'énergie qu'il y a dix ans, avec maintenant le moyen de suivre sa consommation, fonction demandée par les utilisateurs. Les panneaux solaires, aussi de plus en plus performants, font l'objet de spots télévisés.

Le plus important est que, de ce mouvement au départ imposé par des circonstances dramatiques, est née une prise de conscience essentielle : notre façon de vivre et de travailler a de grandes incidences sur la consommation d'énergie. Donc nous tous, nous pouvons agir sur les défis à relever, les choix qui peuvent être faits en matière de production d'énergie dans le futur. La société, par elle-même, peut réduire sa dépendance au nucléaire ou aux énergies fossiles, et peser sur les décisions en créant des conditions qui contribuent à modifier les modes de production. C'est ainsi qu'est présentée par de nombreux articles la leçon tirée de la crise énergétique que connaît le Japon. 

Un ami japonais déplore cet unanimisme, qu'il qualifie même de totalitarisme. Connaisseur de l'esprit de contradiction à la française, en réaction il porte une cravate. Pourtant au-delà des slogans et de la bonne volonté exhibée qui l'agacent, le Japon est, en l'espace de six mois, bel et bien en train d'effectuer la transition énergétique que chaque société devra affronter face au déclin des énergies fossiles : réduction de la consommation, diversification des sources d'énergie, options hybrides et locales. 

Pierre Rosanvallon dans une interview à Libération cite comme une des causes historiques du délitement du lien social et de l'accroissement spectaculaire des inégalités en France, l'absence d'épreuves partagées. La fréquence de celles-ci au Japon peut expliquer en partie la cohésion sociale si particulière qui y perdure. (Je ne souhaite évidemment ni une bonne guerre, ni une explosion nucléaire à qui que ce soit.)

1 commentaire:

  1. C'est incroyable! Je n'en reviens pas de ces menus détails qui ponctuent le paysage quotidien d'une tonalité très particulière quand même... Loin des commentaires lapidaires du types "rien a changé et tout est normal", qu'on entend souvent!
    Amitié,
    sophie

    RépondreSupprimer