« Faire d'un événement, si petit soit-il, la chose la plus délicate du monde, le contraire de faire un drame, ou de faire une histoire. »

Gilles Deleuze, Dialogues

lundi 22 avril 2013

Mise en abyme... 笑う牛

On n'arrête pas le progrès...

La vache qui rit, notre premier fromage industriel inventé en 1921, est arrivée au Japon.
En chemin, elle s'est mise à l'anglais. Encore un coup bas porté au rayonnement de l'exception culturelle française.
Pourtant, sur la boîte est indiqué bien en évidence フランス直送 "Arrivage direct de France".
 
Takeuchi Hirotaka, alpiniste professionnel...竹内というプロ登山家
Pour Takeuchi Hirotaka, premier et unique alpiniste à avoir gravi les 14 plus hauts sommets du monde, la vache qui rit à un effet contagieux garanti (photo issue de son site).


Le printemps aussi est arrivé, entre autres, sur le campus de Waseda.

Massif d'azalées... つつじの茂み
Feuillages nouveaux à Waseda... 早稲田大学の新緑

samedi 6 avril 2013

Voyage à Ishinomaki, dans le Tôhoku... 石巻への旅

A la fin du mois de mars, j'ai passé quelques jours à Ishinomaki dans la région du Tôhoku, nord-est du Japon touché par le séisme puis le brutal  tsunami du 11 mars 2011. 
Donc juste deux ans après le cataclysme qui a particulièrement touché Ishinomaki puisqu'il y fit 3097 victimes et 2770 disparus sur une population de 164 000 habitants (la commune est vaste et regroupe en fait un ensemble de six villes qui ont fusionné en 2005, en littoral d'une baie équivalente en superficie à celle du Mont St Michel). 
Au total, dans tout le Tôhoku, on déplore 18 000 victimes et disparus, dont presque le tiers sur le territoire de Ishinomaki, ce qui est énorme.

Ishinomaki se situe à l'embouchure d'un petit fleuve côtier, la Kawakami-gawa. Ses alluvions ont créé la baie et la plaine littorale, alors que partout ailleurs la côte est extrêmement découpée et escarpée. Ce site est donc plus propice à l'implantation d'équipements portuaires, d'industries (dont une grande papeterie qui a repris ses activités), d'entrepôts ; le lieu semble favorable à l'essor d'une ville.

Plan simplifié du site... 石のマップ
La ville-centre, le noyau ancien de Ishinomaki, s'est développé au sud du fleuve (à gauche sur le dessin), dans le triangle défini par le fleuve, trois collines, (la gare et la voie ferrée en haut) autour de deux rues commerçantes parallèles au cours d'eau (quartiers 立町 et 中央 sur le dessin)
Le dessin est très approximatif, mais entre les collines et la mer, la distance est de 1,5 km à 2 km.
Ces hauteurs sont sacrées, avec en leur sommet des sanctuaires shinto indiqué sur le dessin par des portiques rouges, torii. Plantés de cerisiers, ce sont des parcs, des lieux de promenades qui forment des belvédères avec une vaste vue sur le littoral. Et qui ont joué le rôle de précieux refuges pour nombre d'habitants en contrebas. 
Aux pieds de ces collines, côté mer, donc en dehors de la ville à l'origine, ce sont des temples bouddhiques qui se sont établis avec des cimetières, puisque c'est le bouddhisme qui prend soin des morts.

Cette implantation originaire est claire : la ville des morts bordaient la ville des vivants, celle-ci en retrait, en deça des collines qui en forment les bornes sacrées et protectrices. Au-delà, côté mer, on ne résidait pas.
Le long du littoral, en plus de la pêcherie qui a toujours existé, se sont installés des usines, des entrepôts, des conserveries, puis peu peu, l'espace entre les collines et la mer s'est construit, jusqu'à se combler entièrement de maisons, de lotissements, d'écoles, en oubliant le danger des tsunamis pourtant connus et répertoriés par des chroniques historiques, des pierres dressées, ou... la mémoire des anciens car le précédent tsunami ravageur date de 1933. 
 
Vue depuis une colline, avec les cimetières...

Dans cette plaine littorale, les vagues du tsunami ont tout balayé sur leur passage comme fétus de pailles. La mer a pénétré jusqu'à 5 km à l'intérieur des terres, remonté le fleuve, inondé la moitié de la ville, détruit les maisons par milliers, laissé 30 000 personnes sans abri, et fait près de 6000 victimes. 

En deux ans, tout a été dégagé, nettoyé, trié. Il ne reste au bord de la mer qu'un petit tas d'automobiles empilées qui attendent à leur tour d'être désossées. De nombreuses activités de production ont redémarré après reconstruction de leurs locaux. Et bien sûr, la zone basse est interdite de construction.
Le même lieu maintenant et juste après le tsunami...
En cette fin d'hiver, une herbe sèche et jaune recouvre ces terrains vagues, et les cimetières, qu'on ne voyait plus au milieu des quartiers d'habitations ont pris un relief nouveau.
 
 
Petit autel en mémoire de victimes à l'emplacement de leur maison

Une école primaire du quartier dévasté
Et dans la cour devant cette école...
Le bâtiment de cette école va être conservé en tant que trace et témoignage de la violence des événements. Comme il se trouve au pied d'une des collines, tout le monde a pu s'enfuir.
En nous rapprochant du bâtiment, fait étonnant, nous découvrons un groupe d'enfants avec leur coach adulte qui font leur entraînement de baseball du samedi matin ! La cour a été remise en état, et... la vie continue.

La vie reprend, sans doute loin d'être facile, mais malgré le traumatisme qu'elle a vécu, Ishinomaki n'est pas une ville triste, ce n'est pas une ville à moitié rayée de la carte et à la peine, ce n'est pas une ville écrasée par son fatum et par l'immensité de la tâche.

Au Japon, les constructions humaines, les villes, tenues pour périssable comme toute chose, après chaque désastre, se relèvent à l’image de la nature qui se régénère. Cette façon d’accepter l’impermanence comme un état de fait n’est pas du fatalisme mais plutôt tient d’une forme de vitalisme, source d’attitudes pragmatiques et positives, littéralement constructives, car l’écoulement des choses, ou leur écroulement, est toujours à l’origine du nouveau. Cette attitude, qui n'est pas déni, est aussi à l'opposé du dolorisme.
Quelle leçon de voir ces gamins jouer à cet endroit précis ! et y aurait-il une meilleure façon de montrer qu'on ne se laisse pas écraser par le destin ?
Une des rues commerçantes du centre ville...
L'état de cette rue après le passage du tsunami, panneau de photos dans une vitrine...
Dans les rues commerçantes du centre ville, l'eau est montée jusqu'à hauteur du premier étage des bâtiments. Ce sont des bénévoles venus de tout le Japon, étudiants, associations de commerçants, particuliers, qui ont aidé les habitants à sortir les gravats, nettoyer la boue. Les bâtiments trop endommagés ont été démolis, les parcelles vidées, les revêtements de sol refaits. 
Borne qui indique le passage du tsunami...
Dans cette autre rue, les trottoirs viennent d'être pavés et les arbres replantés. La stèle en pierre grise a gauche indique la date du passage du tsunami.
Plaque posée dans la rue : "Grace à vous tous,  les rues sont belles"
Cette plaque installée sur le trottoir fait la liste des dizaines d'organisations venues pour aider et les remercie.


Une parcelle vide est devenue parking à vélos, ornée par des enfants d'un mur peint et de pots de fleurs

Dans les parcelles vides, de nouveaux usages et paysages provisoires apparaissent. Même si une inquiétude de fond demeure : beaucoup des maisons détruites appartiennent à des personnes âgées qui ne vont certainement pas se lancer dans des projets de reconstruction. Que va-t-il advenir de ces parcelles vacantes ? Et de la ville à plus long terme ?

Café-terrasse construit à partir de deux containers
Le design de ces containers transformés en café est particulièrement réussi. L'intérieur est aussi très agréable. Au fond de la terrasse, les étagères permettent de proposer des plantes à la vente pendant la belle saison.
Le patron, originaire de la ville mais parti à Tokyo, a décidé de rentrer au pays, à la fois pour s'occuper de son père âgé et apporter son soutien à la ville. Il garantit que l'été, sur sa terrasse, les soirées sont délicieuses à profiter de la brise de mer et de la bière fraîche...

Restaurant du marché au poisson...
Dans ce marché aux poissons du centre, entre les différents étals de poissonniers qui proposent leurs produits, des stands ont été installés pour permettre à des restaurateurs du quartier qui ont perdu leur magasin de vendre des plats préparés. Puis, au milieu, des tables et des chaises pliantes ont été dressées et c'est devenu un des endroits les plus sympathiques de la ville pour déjeuner. On choisit son assortiment de poissons, fruits de mer, avec des soupes ou légumes sautés, salades, etc... C'est convivial, très bon marché, fait sur place et délicieux. Sur cette photo, la dame qui tient le petit garçon a perdu sa maison et son outil de travail, un restaurant de viande grillée, mais au lieu d'attendre la fin de la reconstruction, elle participe à l'activité de la halle aux poissons devenue popote du centre ville.

Bashô a écrit : 
"Le grand poète marche trente-six pas
La poésie est faite de trente-six poèmes.
On ne doit jamais revenir en arrière. Quand on avance, le coeur se renouvelle et finalement ne pense plus qu'à aller de l'avant"
(écrit vers 1702)