« Faire d'un événement, si petit soit-il, la chose la plus délicate du monde, le contraire de faire un drame, ou de faire une histoire. »

Gilles Deleuze, Dialogues

mercredi 12 mars 2014

Un avant-goût du printemps, les fleurs de pruniers... 梅、春近しを思わせる

Cette année, le mois de mars reste hivernal mais malgré tout, le soleil généreux incite, peu à peu, les plantes à bourgeonner.
Prunus mume... 梅

Avant les grandioses cerisiers, une première floraison annonce le printemps, celle des prunus mume, 梅 (ume) que l'on appelle communément en français pruniers ou abricotiers du Japon. Cet arbre est rare en Europe, la vague du japonisme qui a tant orientalisé les jardins, curieusement, ne l'a pas diffusé.
Au Japon, les pruniers sont arrivés de Chine il y a fort longtemps, à partir du VIème siècle, en même temps que tous les apports politiques, culturels, religieux, venus du continent. Leur floraison et leur fragrance délicates ornaient d'abord les jardins aristocratiques et ont imprégné la poésie. Leurs fruits qui tiennent de la prune, de la pêche et de l'abricot, sont récoltés en juin, au moment de la saison des pluies nommée en japonais la pluie des prunes 梅雨. Ces "prunes" ne sont pas consommables crues mais traitées en saumure, elles sont un condiment très prisé devenu iconique, car une prune rouge posée sur le riz blanc en relève le goût autant que la vue.
 
Prunier pleureur... しだれ梅

Au XVIIIème siècle, dans la très grande ville d'Edo (devenue Tokyo) qui comptait largement plus d'un million d'habitants, les vergers de pruniers ont commencé à devenir objet d'appréciation par les citadins en quête de promenades, de sensations et d'occasions de rencontres nouvelles. On a lancé ume-mi, admirer les pruniers en fleurs, après avoir commencé à pratiquer à cette même époque hana-mi, célébration festive de la floraison des cerisiers. Et pour les paysans, ouvrir aux promeneurs leurs vergers situés en proche périphérie de la ville était un bon moyen pour arrondir leurs revenus. Les lieux les plus célèbres étaient à l'est de la ville, au-delà de la rivière Sumida. Hiroshige, en 1856, dans une estampe de la série des Cent lieux célèbres d'Edo, a laissé une image de cette ambiance à la fois champêtre et raffinée.
Hiroshige, Umeyashiki, verger de pruniers à Kameido
Dans cette estampe, l'arbre en premier plan était particulièrement célèbre, par son grand âge et sa taille sophistiquée qui évoquait la forme d'un dragon, d'ailleurs son nom était Garyûbai, 臥竜梅, Prunier-dragon couché. Le cadrage met en valeur dans un très gros plan, le contraste entre le tronc noir, tortueux, rugueux avec les fleurs blanches, fragiles, délicates, comme une renaissance inespérée et merveilleuse. Les promeneurs à l'arrière-plan sont minuscules, de la taille des fleurs, pour nous rappeler que notre destinée en ce monde, éphémère, ne vaut guère plus que fleur de prunier.  
Jardin de pruniers du sanctuaire Katori à Kameidô... 亀戸にある香取神社の梅園

Aujourd'hui, de très nombreux jardins, devant les maisons, dans les temples ou les parcs, cultivent des pruniers ume pour la beauté précoce de leur fleurs, délicatement parfumées, qui vont du blanc le plus luminescent au rouge sombre avec tous les dégradés du rose. 
Sanctuaire Katori... 香取神社
Katori jinja à Kameido, sanctuaire shinto de quartier donc entretenu par les habitants, possède un petit jardin de pruniers qui offre l'occasion de faire une visite festive. Déjà dans ce même lieu, à l'époque d'Edo, existait un de ces fameux vergers, qui disparut en 1910, victime à la fois d'une crue de la Sumida et de l'industrialisation des quartiers populaires à l'est de la ville. L'heure n'était plus à la promenade bucolique mais au travail en usine. 
Le sanctuaire dans son quartier, au pied d'une barre de HLM
Le jardin fut reconstitué en 1954, et il jouit aujourd'hui d'une belle notoriété dans le quartier. On s'y promène, on y boit un verre de saké chaud offert, les associations locales proposent une rencontre de composition poétique, ou une autre fois une cérémonie du thé. Toute une sociabilité populaire s'y déroule et réinstalle les habitants à la fois dans leur quartier, dans le rythme des saisons et dans leur culture.
Un jeune père et son fils, et un exemple de transmission culturelle

dimanche 2 mars 2014

Des nouvelles du printemps et un paysage d'hiver... 春便りと冬の風景

Mercredi 26 février, les médias, dont la télévision publique NHK, ont présenté la carte qui prédit l'avancée du front des cerisiers. D'après ces données, la floraison devrait débuter à Tokyo vers le 26 mars. 
Cette carte va maintenant être précisée chaque semaine, suivant les variations météorologiques. Cela pourrait sembler un peu anecdotique mais cet événement saisonnier revêtant une telle importance pour toute la société japonaise sur tout le territoire, la prévision des dates de floraison est une chose extrêmement sérieuse. En effet, les localités doivent préparer et organiser des aménagements provisoires parfois importants, tels que toilettes publiques, poubelles, stands de vente à emporter, éclairages, ... dans chacun des innombrables lieux célèbres pour leurs cerisiers qui vont voir leur fréquentation explosée, depuis le petit jardin public de quartier, jusqu'au site classé par l'Unesco comme patrimoine de l'humanité tels les mont de Yoshino près de Nara. Pendant une semaine, ce sont, dans certains parcs urbains, des centaines de milliers de personnes qui vont venir admirer, déambuler, piqueniquer, boire, se perdre, se retrouver, se photographier, s'exclamer, s'émouvoir, s'en aller pour revenir l'an prochain. 
Il y a quelques années, l'agence de la Météorologie nationale a fait une petite erreur de prévision, rattrapée au dernier moment mais qui a pu entraîner quelques perturbations ; son directeur a fait des excuses publiques pour cette faute dont la cause a été recherchée avec célérité : une donnée erronée introduite dans les calculs.
En hiver, les algues wakame sont récoltées
Les wakame sèchent en plein air, ici sur la plage de Kamakura
La lumière glacée et limpide de l'hiver est en train de changer en une luminosité humide et brumeuse ; une pluie encore froide arrose les jardins, le régime hivernal est en train de laisser la place à celui du printemps.

Entrée d'un temple près de la mer à Kamakura, au sud de Tokyo
Par ailleurs, se préparent aussi les événements commémoratifs de la triple catastrophe du 11 mars 2011. En avant-goût, le 1er mars, a été commémoré, 60 ans après, avec un des survivants devenu activiste antinucléaire plus que jamais énergique à 80 ans, l'accident du Daigo Fukuryû Maru, un bateau de pêche japonais qui fut touché par l'essai d'une bombe H effectué par les Américains dans le Pacifique, près des îles Marshall et de l'atoll de Bikini, le 1er mars 1954. Parmi les 23 membres d'équipage, 15 décédèrent assez rapidement, le chef radio mourant 7 mois après l'accident. Voir dans cet article en anglais du journal Mainichi un portrait de cet ancien pêcheur, Oishi Matashichi, en visite dans les îles Marshall avec des étudiants de l'université de Fukushima dont les familles ont été déplacées à cause de la catastrophe nucléaire. Les populations de ces îles du Pacifique ont elles aussi payés un lourd tribut aux essais atomiques effectués entre 1946 et 1958.

Décidément, le Japon a déjà une histoire longue et tourmentée avec le nucléaire, comme un mauvais karma qui le poursuit, à jamais.