« Faire d'un événement, si petit soit-il, la chose la plus délicate du monde, le contraire de faire un drame, ou de faire une histoire. »

Gilles Deleuze, Dialogues

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dimanche 11 novembre 2012

Lettre à Anne Lauvergeon... アンヌ・ロヴェルジョンへの手紙

Chère Madame,

Hier, dimanche 11 novembre, j'ai lu dans le journal Le Monde que vous faisiez partie des "six personnalités choisies pour incarner le débat sur la transition énergétique". La ministre de l'Ecologie vous qualifie de "grand serviteur de l'Etat", et je ne doute pas de votre capacité à faire partager votre longue expérience industrielle, particulièrement celle acquise dans le domaine de l'énergie à la tête d'Areva, entreprise que vous avez fait naître en 2001, de la fusion principalement de CEA Industrie, Gogema et Framatome. 

Je ne doute pas non plus des synergies qui naîtront de votre collaboration avec les autres membres de ce comité de pilotage, et surtout avec Pascal Colombani, ex-patron du CEA de 1999 à décembre 2002 (période de la fusion Areva), ensuite président du conseil de surveillance d'Areva. Il est comme vous-même agrégé en sciences physiques, et son bébé à lui, c'est Iter. J'imagine que vous devez bien le connaître et avoir beaucoup de longueurs d'ondes communes avec lui.
"Histoire de radiations". "Pour vivre en sécurité, tenez bien vos promesses à Kibitan !"
   
Hier aussi, par hasard, je suis tombée sur un article qui présentait des brochures réalisées par la préfecture de Fukushima pour enseigner aux enfants comment se protéger de la radioactivité dans leur vie quotidienne.
Ces brochures ont été réalisées lors de l'été 2011 en réponse aux plaintes des parents et des enseignants, inquiets du manque d'attention portée à la santé des enfants. Elles sont diffusées dans les jardins d'enfants, les écoles, les lieux publics.
"C'est la bonne saison pour attraper des insectes, s'amuser dans l'eau, mais quand on joue dehors, faisons attention à "Radioactivité". Attention à ces endroits : pelouses et touffes d'herbe, caniveaux, pieds d'arbres, flaques, gouttières."
"Quand on sort à l'extérieur, quand on joue dehors, comment faire ? 1. Avant de sortir, on écoute bien les grands ou les maîtres. Et on s'amuse. 2. Avant de rentrer, on enlève bien la poussière. 3. Quand on rentre, on se lave bien les mains et on se gargarise. Goal : On s'est bien amusés et on a tout bien fait."

Quelle coïncidence, ces deux informations qui se télescopent ! mais ce n'est peut-être pas une véritable coïncidence, comme le pensait le psychanalyste Jung qui parlait de synchronicité et ne croyait pas au hasard.

Je pense que connaître ces brochures vous intéressera sûrement. La première de la série, (les 3 images ci-dessus), est conçue pour les enfants de 4 à 5 ans qui déchiffrent les hiraganas, alphabet syllabique utilisé en japonais, et elle a recours pour faire passer le message à une mascotte, une sorte d'oisillon jaune nommé Kibitan. La marionnette de Kibitan circule aussi en ville pour faire passer ses messages.

La fiche Wikipedia en japonais qui vous est consacrée ne manque pas de citer à plusieurs reprises votre surnom, Atomic Anne, アトミック・アンヌ, qui a beaucoup de succès ici. Parce que, sans doute, ce nom rappelle un personnage de manga ultra célèbre au Japon, Tetsuwan Atomu, 鉄腕アトム, qu'on peut traduire par Atome Brasdefer, connu mondialement sous le nom d'Astro Boy, créé par Tezuka Osamu en 1952. Par la suite, l'auteur créa une petite sœur à Atomu, une chipie baptisée Uran, abréviation d'uranium. 
Dessin original de Atomu, 1951

En cas d'accident en France, nous avons déjà une mascotte toute trouvée, et avec Atomu, Atomic Anne fera un couple d'enfer pour expliquer aux petits enfants les lieux à éviter quand on joue dehors, ce qu'il faut faire quand on rentre à la maison, et donner le numéro de téléphone spécial "radioactivité" mis en place par la préfecture (de Fukushima) pour appeler en cas d'inquiétude. C'est déjà ça.
La brochure pour les élèves de l'école primaire. "Agissons en connaissant correctement la radioactivité". Elle reprend les mêmes éléments avec des explications.

En tout cas, ici au Japon, en ce qui concerne la transition énergétique, on a une bonne longueur d'avance. Par la force des choses, une seule centrale fonctionne, après un arrêt total de tout le parc nucléaire, et comme on vient de découvrir que cette centrale est traversée par une faille activée à cause du violent séisme du 11 mars 2011, les experts penchés sur la situation sont bien perplexes (imaginez une rangée d'experts, penchés sur la faille, la tête en bas, les fesses en l'air, c'est tordant).
La brochure pour les adultes :"Dans le cas où les enfants sortent en plein air, quand ils jouent dehors, à quoi faut-il faire attention ?"
Je ne sais pas si vous avez des enfants, d'ailleurs comme je suis féministe je n'avancerai pas l'argument de la sensibilité maternelle, mais j'ai un fils et je peux imaginer l'anxiété de ceux qui ne peuvent quitter Fukushima, et quand je vois ces brochures, eh bien cela me donne envie de pleurer. 

Voulons-nous vivre dans un monde où des mascottes expliquent aux petits enfants, puis avec de plus en plus de précisions, d'explications et de vocabulaire, aux enfants du primaire, aux collégiens, et enfin aux adultes les dangers de la radioactivité quand on joue dehors ?

Bien transitionnellement,
Sylvie Brosseau


Le site pour voir l'intégralité des brochures :
http://techpr.cocolog-nifty.com/nakamura/2011/07/post-73f8.html
Pour les japonisants, les commentaires très critiques sur ces brochures sont à lire.


dimanche 12 février 2012

L'école, le nucléaire et la neutralité... 教育と原発と中立性

Ma vive réaction à la visite de l'usine de combustible nucléaire Mitsubishi-Areva à Tokai-mura* par les classes de secondes du lycée franco-japonais de Tokyo le 17 janvier dernier, a été perçue par certaines personnes comme "violente". Je tiens à dire que je ne doute pas un instant de la bonne volonté de tous ceux qui ont contribué à l'organisation de cette sortie. Et que je ne cherche ni polémique inutile, ni buzz à la petite semaine, mais "le contraire de faire une histoire". Cependant, pour revenir sur un commentaire critique, je ne pense pas qu'on puisse faire l'impasse sur la nature de la production d'une usine visitée par une classe parce que le but donné ne serait que découvrir des entreprises et des métiers. Ce serait se priver d'une occasion de réfléchir.

Neige à Tokyo le 18 janvier... 1月18日東京にある

Apprendre après coup le contenu de cette visite dont l'objectif annoncé était donc de "découvrir les métiers scientifiques et technologiques liés à l'énergie" et des "possibilités de carrières internationales", et surtout constater l'absence de mise en perspective par rapport à la situation du Japon, où nous vivons et qui doit faire face à un accident nucléaire majeur depuis le 11 mars, à 270km de Tokyo, cela aussi a été violent. Et vraiment incompréhensible. Pas seulement pour moi puisque l'association de parents d'élèves AF-fcpe a également réagi. 

Cette impression de déni de la réalité** serait en fait dû à un "problème de communication". Chose mieux précisée après coup encore, cette visite s'inscrit dans un projet "Eco-école", sur le thème de l'énergie cette année, et dans ce cadre, divers modes de production d'énergie devraient être présentés, le solaire devant succéder au nucléaire. Ainsi, tandis que l'école affirme son souci de ne s'interdire aucune thématique et de rester neutre, chacun pourra en connaissance de cause exercer son esprit critique. 

Cerisiers sous la neige. A Fukushima, la radioactivité est surnommée neige invisible... 雪の桜。福島では放射能は目に見えない雪だと言われています

Ne s'interdire aucun sujet, c'est très bien mais la neutralité, cela signifie-t-il présenter l'un après l'autre, sur le même plan, divers modes de production d'énergie, le nucléaire, puis le solaire, et ensuite les "bio-carburants" ? Nous sommes nombreux à penser qu'aujourd'hui un tel inventaire est tout sauf neutre. Parce que dans le cas des installations nucléaires, malheureusement, les conséquences d'un accident se font ressentir à des échelles de temps et d'espace que nous ne maîtrisons pas, voire incommensurables. Ici au Japon, dans un pays directement concerné, où la sismicité aiguë augmente fortement les risques, nous sommes bien placés pour le voir.

Aller visiter des installations nucléaires, nous ne sommes pas contre, mais il nous semble qu'on ne peut s'épargner ni la prise en compte des données contextuelles (c'est vraiment un minimum), ni même une réflexion de fond (qui ne veut pas dire une pensée unanimiste), par exemple autour des fameux trois E (economy, environmental conservation, energy independance). 

Ceci en guise d'épilogue sur un sujet important et sensible.                          Je me réserve le droit de supprimer les commentaires insultants ou déplacés.

* La destination annoncée aux élèves était Tsukuba qui évoque pour ceux qui résident au Japon une université et une technopole. Le nom de Tokai-mura suscite d'autres évocations puisque cet endroit "is specifically well know as the birthplace of atomic power in Japan", dixit la brochure ramenée. En effet, la première centrale nucléaire japonaise y a été mise en activité en 1963. Puis autour de celle-ci, se sont concentrés centres de recherche et industries liés à l'énergie atomique, tels plusieurs sites de fabrication de combustible. Pour ceux qui sont depuis plusieurs années au Japon, Tokai-mura évoque surtout le lieu où se produisit un sérieux accident de criticité dans une de ces usines, JCO, en septembre 1999, qui fit deux morts et plusieurs centaines de personnes irradiées.

** D'autant plus curieux que l'usine en question se trouve dans la préfecture de Ibaraki qui jouxte celle de Fukushima. Un père japonais m'a fait ironiquement remarquer qu'en mars dernier, le gouvernement français envoyait un avion pour rapatrier ses ressortissants et qu'en janvier, on emmenait les élèves visiter des installations nucléaires à Tokai-mura à deux pas de Fukushima. 

 

mercredi 25 janvier 2012

Le lycée français de Tokyo a le sens de l'à propos...センスの良い日仏学園

Lundi 23 janvier, mon fils, élève de seconde du lycée français de Tokyo a fait une sortie de classe organisée par le professeur principal, enseignant de mathématiques.
L'objectif : "Découvrir des métiers scientifiques et technologiques en relation avec l’énergie" par des visites d'usines. Deux sites sont au programme, Saint-Gobain et Mitsubishi, dans la région de Tokyo, sans plus d'information.

Quelques jours auparavant, je remplis l'autorisation de sortie en lui demandant quelles sont les productions de ces usines. Il me dit qu'il l'ignore mais que le prof a parlé d'une surprise. Saint Gobain, on peut un peu imaginer (il s'agira en fait d'une unité de production de matériaux isolants en fibre de verre) mais Mitsubishi, c'est un groupe énorme. J'imagine quelque chose en rapport avec les préoccupations actuelles, ce dont on parle au Japon, comme les méga-centrales solaires, ou bien la géothermie, ...
Le soir, à son retour, il m'annonce, très remonté : "Nous avons visité l'usine Mitsubishi de production de combustible nucléaire."
Quoi ! En plein accident nucléaire, la découverte des métiers scientifiques de l’énergie se limite à une usine de barres d'uranium ! J'en suis restée bouche bée. 
Le programme de la journee

Léo m'explique qu'avec ses camarades, ils ont pris un dosimètre, puis enfilé combinaisons, bottes, gants et masques de protection. Je lui demande si les élèves ont posé des questions, il me répond que non, ce sont les divers guides ou films, en français, en anglais, ou en japonais, qui ont parlé tout le temps. Aucun temps de questions, de débat, n’était prévu. 
Et rien à propos de Fukushima, ou de l’après Fukushima. Fukushima ? Ça n'existe pas.
Ça n'existe tellement pas que la carte de localisation des combustibles nucléaires au Japon a carrément supprimé Tepco ! (rectification importante : cette carte représente les clients de Mitsubishi Nuclear Fuel, dont Tepco ne fait pas partie car utilisant une autre technologie).


Il semble évident qu'après l'accident de Fukushima, toujours en cours, la réflexion sur l'avenir de toute la filière nucléaire est forcement posée aux industriels concernés. Déjà, comment un tel accident est vécu, intégré dans la logique industrielle ? Faire comme si rien ne s'est passé, c'est tout simplement malhonnête. Et ainsi conduite, cette visite prend des airs de propagande.
Les documents ramenés présentent le cycle de l'uranium, depuis la mine, exploitée par de jolies poupées roses, jusqu'au mox, comme un cycle ininterrompu, parfait, continu. Les déchets ? Quels déchets ? Et bientôt, apprend-on, au Japon arrivera le J-mox nouveau, production locale. En voila une bonne nouvelle. 
Le cycle du combustible nucléaire
A la fin de la journée, les élèves ont reçu un questionnaire à remplir pour leur faire restituer le contenu de leur visite. Avec cette question : "Quels sont les trois E (en anglais) que doit prendre en compte dans ses choix la politique énergétique ?". La réponse se trouve dans les documents fournis par Mitsubishi : Economy, Environmental conservation, Energy security. Ce slogan résume les arguments classiques du choix du nucléaire, qui produirait de l’électricité bon marché, de façon indépendante et en relâchant peu de CO2.
Les 3 E... エネルギーの3Eのモットー


Dans la situation actuelle du Japon, on peut goûter la pertinence des arguments. Le Japon se retrouve aujourd'hui avec 3 réacteurs (sur 54) en fonctionnement et doit suppléer à ces carences dans l'urgence. D'un point de vue économique, l’État est en train de nationaliser Tepco qui est incapable de faire face aux paiements des dédommagements. Quant à la conservation de l'environnement, c'est sans commentaire.
Répondre à cette question des trois E aujourd'hui au Japon, c'est soit du second degré et je n'ai pas le même sens de l'humour, ou soit c'est prendre nos enfants pour des buses.

Une raison, pragmatique, de cette visite : un cadre français, dirigeant de cette unité de production dont 30% est détenu par Areva, est père d'une élève de la classe.

J'ai fait part de mon grand étonnement sur ce choix de visite, et surtout la manière de l'effectuer, à une association de parents d’élèves. J'attends la suite, s'il y en a une.