« Faire d'un événement, si petit soit-il, la chose la plus délicate du monde, le contraire de faire un drame, ou de faire une histoire. »

Gilles Deleuze, Dialogues

Affichage des articles dont le libellé est été. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est été. Afficher tous les articles

mercredi 19 septembre 2012

Les nuages d'été à Tokyo... 東京の夏雲

En été au Japon, se forment de gigantesques cumulonimbus qui créent un ciel très spécifique, un paysage changeant fait de masses impressionnantes qui flottent au dessus de la ville. Ce sont les nuages d'été, natsugumo, qui donnent parfois des orages en fin de journée.
Depuis le début septembre, la température reste au-dessus de 30 degrés, et les nuages se font et se défont dans un ciel céruléen.
Tous les nuages ne sont pas radioactifs, espérons-le...

L'étranger

- Qui aimes-tu le mieux, homme énigmatique, dis? ton père, ta mère, ta sœur ou ton frère?
- Je n'ai ni père, ni mère, ni sœur, ni frère.
- Tes amis?
-Vous vous servez là d'une parole dont le sens m'est resté jusqu'à ce jour inconnu.
- Ta patrie?
- J'ignore sous quelle latitude elle est située.
- La beauté?
- Je l'aimerais volontiers, déesse et immortelle.
- L'or?
- Je le hais comme vous haïssez Dieu.
- Eh! qu'aimes-tu donc, extraordinaire étranger?
- J'aime les nuages... les nuages qui passent... là-bas... là-bas... les merveilleux nuages!

Baudelaire, Petits poèmes en prose, I (1869)

 

巴里の憂鬱 ボードレール 三好達治訳  異人さん ――お前は誰が一...

巴里の憂鬱
ボードレール 三好達治訳 (新潮文庫)

異人さん

――お前は誰が一番好きか? 云ってみ給え、謎なる男よ、お前の父か、お前の母か、妹か、弟か?
――私には父も母も妹も弟もいない。
――友人たちか?
――今君の口にしたその言葉は、私には今日の日まで意味の解らない代ものだよ。
――お前の祖国か?
――どういう緯度の下にそれが位置しているかをさえ、私は知っていない。
――美人か?
――そいつが不死の女神なら、欣んで愛しもしようが。
――金か?
――私はそれが大嫌い、諸君が神様を嫌うようにさ。
――えへっ! じゃ、お前は何が好きなんだ、唐変木の異人さん?
――私は雲が好きなんだ、……あそこを、……ああして飛んでゆく雲、……あの素敵滅法界な雲が好きなんだよ!

Le motif du nuage est récurrent dans la poésie japonaise, formant un ensemble de symboles introduits par la tradition chinoise et associés au thème du voyage.  Celui-ci est bien davantage qu'un déplacement dans l'espace, il est expérience de la précarité, du désarroi, une métaphore de la destinée humaine.
Le nuage évoque ce qui est éloigné, voire inaccessible : les cieux et les cimes, les contrées lointaines, mais aussi le palais Impérial, le séjour des Immortels ou du Bouddha, l'élévation spirituelle. 
Le nuage est symbole d'impermanence, de fragilité. L'eau s'écoule et les nuées s'évaporent, images de la fuite perpétuelle du temps et de l'impermanence de toute chose.
Le nuage, flottant, défait par le vent, est aussi image de l'errance, du désarroi. Le voyageur en pérégrination est "compagnon des nuages".
Les nuées qui couvrent la lune, clarté dans la nuit qui symbolise l'enseignement spirituel du Bouddha, figurent l'ignorance.

De montagnes ignorées
En montagnes ignorées
Me voici venu,
Des nuages sans sillage
le sillage poursuivant 

Fujiwara no Yoshitsune (1169-1206)

Ciel de voyage : 
Ces nuages qui s'élèvent et flottent
Serait-ce donc moi ?
Qui n'ai route ni étape
Alors que soufflent les bourrasques

Munenaga-shinnô (1311-1385)

(Traduction de Jacqueline Pigeot, Michiyukibun. Poétique de l'itinéraire dans la littérature du Japon ancien)
 
Le motif du nuage fond ainsi de multiples sens : éloignement, précarité, flottement, égarement, que l'on retrouve dans le thème du voyage. Et aussi dans le poème de Baudelaire !


Et conclusion provisoire, une trouvaille internet, haiku inédits écrits par un certain capitaine Murakami lors de sa mobilisation en Chine pendant la guerre, traduits en français par sa fille qui vit en France, Etsuko Hourcade.

Marchons, courons,
Saisissons
La crête du nuage d’été


Bref repos,
Couchés, on contemple
Les nuages de l’été


mercredi 25 juillet 2012

Manifestations antinucléaires à Tokyo, sons et images... 東京の原発反対デモ、音と画

Depuis avril 2011, les manifestations antinucléaires se succèdent à Tokyo. Dès la première, cela a surpris de la part de ce peuple soi-disant résigné, obéissant, respectueux de l'autorité, mais elles ne cessent de prendre de l'ampleur et se propagent dans le pays depuis l'annonce du redémarrage de la centrale nucléaire de Ôi à Fukui-ken. 
Les analyses et commentaires du phénomène fusent. Le dernier en date : le Japon serait en train de devenir normal. J'espère bien que non.
Le 16 juillet au parc Yoyogi

Après des semaines, des mois, certaines manifestations deviennent rituelles : celle du vendredi soir, près la Résidence officielle du Premier ministre jusqu'au Parlement (voir un billet précédent sur La Révolution des hortensias). Un ancien premier ministre en 2009/2010, Hatoyama Yukio, y a même pris la parole le 20 juillet pour dénoncer la politique de son successeur, issu du même parti ; et une autre a lieu le samedi ou le dimanche à Funabashi, dans la banlieue proche de Tokyo où réside et est élu député le premier ministre Noda Yoshikiko. Depuis peu, le dimanche, un rassemblement est apparu à Ômiya, dans la banlieue nord, ville de Edano Yukio, actuel ministre de l'Economie et de l'Industrie, ancien porte-parole du gouvernement pendant la crise de l'après 11 mars.
Speech de maires membres de l'association des élus locaux contre le nucléaire
Ceux qui ne peuvent faire les déplacements peuvent suivre les événements en direct sur internet grâce au travail d'un journaliste qui a créé Independant Web Journal et diffuse des reportages des manifestations sur Ustream. Ces images sont suivies par des dizaines de milliers de personnes.
La NHK est la télévision publique qui n'a rien relayé des manifestations jusqu'au 20 juillet
S'ajoutent de grands rassemblements comme celui du lundi 16 juillet, jour férié, jour de la Mer, sous une chaleur de plomb.
Le 16 juillet près du parc Yoyogi
Voici un très vivant et représentatif reportage de 3 minutes, en français, réalisé par le site d'informations en ligne Aujourd'hui le Japon sur la manifestation du 16 juillet dans le parc Yoyogi. Vous aurez droit à une explication de la métaphore de l'hortensia (valable avec le cerisier, etc).

 

La prochaine grande manifestation est prévue pour le 29 juillet avec une ronde autour du bâtiment du Parlement. Je regrette bien de ne pouvoir y participer !
Le 16 juillet au parc Yoyogi
Le 16 juillet, entrée du parc Yoyogi, un policier filme tandis que ses trois collègues en civil prennent des notes
D'autres événements de grande ampleur sont aussi organisés, comme ces deux journées de concerts rock  NO NUKE 2012, qui ont eu lieu les 6 et 7 juillet à Chiba, dans la banlieue est de Tokyo, à l'initiative d'un musicien très célèbre au Japon et dans le monde, Sakamoto Ryûichi. Celui-ci est surtout connu en Europe pour ses musiques de films tels Le dernier empereur de Bertolucci ou Talons aiguilles d'Almodovar. Avec Oé Kenzabûro, prix Nobel de littérature, il fait partie des personnalités respectées et très engagées dans le mouvement antinucléaire.
Le week-end du 6-7 juillet, des dizaines de groupes, dont celui de Sakamoto, se sont succédés sur scène devant 150 000 personnes.
Un groupe étranger était invité, Kraftwerk, groupe allemand de musique électronique qui a fait un tube dans les années 75, Radioactivity.
Ce morceau est devenu emblématique de nombreuses manifestations antinucléaires dans le monde, et à l'occasion de ce concert, le groupe en a fait une version en japonais :


Les caractères qui apparaissent en fond de scène 放射能 signifient radioactivité
Les paroles sont, comme la musique, minimalistes mais efficaces :

チェルノビイリ ハリスバーグ セラフィールド ヒロシマ
チェルノビイリ ハリスバーグ セラフィールド フクシマ
今でも 放射能
今日も いつまでも
フクシマ 放射能
空気 水 すべて
今でも 放射能
いますぐ やめろ
Chernobyl, Harrisburg, Sellafield, Hiroshima
Chernobyl, Harrisburg, Sellafield, Fukushima
There's still radioactivity now
Today and forever
Fukushima radiation
Air, water, everything
There's still radioactivity now
Stop [nuclear power] now
Voici la variation faite sur le même thème musical par le Yellow Magic Orchestra, groupe de Sakamoto Ryûichi reconstitué à l'occasion de ce concert exceptionnel. A noter que Sakamoto laisse sur Youtube la diffusion libre du morceau, car il considère les lois du copyright désuètes à l'ère de l'internet.


Pour en savoir plus, voici un article de fond sur le rôle des musiciens dans la diffusion du mouvement antinucléaire parmi les jeunes (écrit par une journaliste japonaise, en anglais).


mardi 17 juillet 2012

Un dimanche à la campagne à Yokohama ... 田園の日曜日

Dimanche 15 juillet, à l'initiative d'un ami, je suis allée à Yokohama dans l'arrondissement d'Aoba où persistent activités agricoles et paysages si caractéristiques du satoyama.
Rizières et bois... 田圃と雑木林
On nomme satoyama le territoire façonné par la polyculture vivrière et ses pratiques locales, composé d'une mosaïque de champs secs et de rizières, d'étangs-réservoirs et de cours d'eau, de rigoles et de roselières, de jardins et de vergers, d'habitations et de voies. La partie en culture et ouverte est bordée de bois qui forment une interface stabilisée par l'entretien (enfin, elle l'était) avec la forêt naturelle couvrant les hauteurs. Nature et culture, depuis toujours, se sont chevauchées et mutuellement enrichies dans le satoyama.
Bassin réservoir en amont du vallon pour l'irrigation... 灌漑のための溜池

Taro et tomates... 里芋とトマト
Autre rappel, Yokohama est une ville de 3,6 millions d'habitants qui jouxte Tokyo. Déjà en 1922, Albert Londres notait lors de sa première expérience de journaliste façon grand reporteur :
Il n'y a pas le moyen de voir le bout de Tokyo.
Une fois, je voulus en finir avec cette ville. Je pris un chauffeur :
"Avez-vous de bons pneus ? Êtes-vous célibataire ? c'est à dire un homme pouvant courir les aventures ? Oui. Alors menez-moi au bout de Tokyo. Non ! Non ! pas aux temples, ni aux jardins, ni au palais. Je ne veux voir que le bout de Tokyo. Roulez ! Je paierai en or."
Une heure trente après, ayant traversé, à une allure de circuit, quartiers sur quartiers, il freinait. "Roulez toujours !" criai-je hors de moi, la tête à la portière. Il allongea le bras. Face à nous, tout bleu, s'étendait le Pacifique. "Où suis-je ?" dis-je. Il répondit : "Yokohama ! " Tokyo n'avait pas de bout.
Tomates et haricots verts en tonnelle... トマトとインゲンのトンネル
En fait, au bout de Tokyo et de Yokohama, on trouve d'un cote le Pacifique et de l'autre, le satoyama où aujourd'hui s'installent des artistes, des galeries qui disposent de plus d'espace qu'en ville, et où viennent les citadins à la découverte de lieux originaux, de paysages champêtres et de produits locaux.
Potimarrons... かぼちゃ
Donc dimanche, dans la galerie Studio Jike, se déroulait une performance théâtrale de rakugo (un conteur, assis à genoux sur un coussin, raconte des histoires humoristiques avec comme seuls accessoires un éventail et une sorte de mouchoir en tissu) au milieu d'une exposition de photographies de Paris prises par une photographe qui utilise la technique du sténopé. 
A la fin de la séance théâtrale, nous avons partagé, acteurs, spectateurs, photographe, galeristes, un ragoût qui avait été préparé par les artistes, accompagné de légumes de saisons sortis des jardins environnants (concombres, aubergines, herbes).
Verger de kakis... 柿の木
Voilà les collages dans l'espace et le temps que crée le Japon, et qui génèrent des rencontres avec des gens très touchants, comme cette dame de quatre-vingt ans, qui habite le quartier avec son mari, claveciniste et facteur d'instruments. 
Voici le lien vers le blog de Studio Jike, en japonais mais avec beaucoup de photos
http://jikestudio.blogspot.jp/ 
Les artistes et la galerie... 画廊の前に落語家の劇団
Hotte en bambou tressé... 竹の民具






vendredi 29 juin 2012

La Révolution des hortensias... 紫陽花革命

La Révolution des hortensias, c'est le nom que s'est donné le mouvement qui s'amplifie de semaine en semaine, toujours plus déterminé, plus jeune, plus battant, indépendant des partis politiques et des syndicats, éperonné par le redémarrage prévu de centrales nucléaires.

Les hortensias, car c'est la saison des pluies et ces fleurs en sont emblématiques. Ils sont d'ailleurs magnifiques cette année. Un signe !
Floraison de pancartes et banderoles bricolées mais un seul et unique slogan :
再稼動反対 Non au redémarrage !
Et beaucoup de jeux de mot avec le nom du premier ministre Noda, qui devient Noだ, c'est No. Autour de sa résidence officielle à Tokyo, 40 000 personnes vendredi 22 juin, et 150 000 à 200 000, le 29 juin ! Quel bruit, a-t-il finement remarqué ! Du bruit seulement ? 

Devant l'affluence, les policiers ont dû finalement concéder toute la chaussée aux manifestants alors qu'en principe il est convenu qu'au Japon une manifestation, pour ne pas déranger la circulation, se cantonne à un couloir. Ce fait est noté et rapporté, un événement en soi.
La semaine dernière, un petit groupe de manifestants pro-nucléaires, issus des rangs de l'extrême-droite, avaient réussi à se faire remarquer mais ce vendredi, même s'ils étaient là, ils ont été engloutis. 
Les hortensias vaincront !

Salary man à la sortie du bureau, pancarte à l'Ipad
 
Défilé style danse traditionnelle
Pancarte dessinée par la graphiste Misato Yugi
Moins gentil, Noda avec les déchets nucléaires
La silhouette de l'Assemblée nationale en arrière-plan

jeudi 3 novembre 2011

A propos des rideaux de verdure... みどりのカーテンについて

J'en profite pour signaler un blog très plaisant, Tokyo Green Space, tenu par un Américain résidant à Tokyo, Jared Braiterman, qui se présente comme design anthropologist. Si, si, ça existe aux States, c'est une discipline académique. Il photographie et écrit sur la nature qu'il rencontre au quotidien, aux coins des rues de la plus grande ville du monde. Il a rédigé des articles très intéressants qui sont référencés sur son blog pour ceux que cela intéresserait, notamment sur la "guerilla jardinière" telle que la pratique les Japonais depuis toujours, c'est à dire installer des pots de fleurs dans les ruelles, sur les trottoirs, planter aux pieds des arbres, laisser les herbes pousser, etc, dans l'espace public.
Une de ses notes récentes montrent un exemple de rideaux de verdure sur un balcon, un thème qu'il a bien sûr abordé.


Pour les lecteurs qui se sentent proches du Japon, je conseille de regarder les archives du mois de mars. Les pages et les jours se déroulent, il y a un avant et un après le 11 mars, avec le cortège des questions et des problèmes qui émergent, en même temps que les saisons qui suivent leur cours. C'est beau, simple et émouvant.

lundi 24 octobre 2011

rideaux de verdure... みどりのカーテン

L'automne s'installe peu à peu, les dernières chaleurs s'estompent.
Installés devant les fenêtres, les rideaux de plantes grimpantes s'effeuillent quand ils n'ont pas été trop malmenés par les typhons de septembre. 
Près de Waseda... 早稲田大学の近く
Lorsque je suis rentrée fin août, j'ai remarqué que de nombreuses maisons s'étaient essayées à faire pousser devant les fenêtres exposées aux rayons du soleil, le long de fils tendus ou de filets prévus à cet effet, des plantes grimpantes. L'intention est de créer un store végétal apportant ombre et fraîcheur, ce qui permet de réduire l'usage de la climatisation, donc de faire des économies d'énergie. 
Cette façon de faire réactive des pratiques coutumières et était déjà dans l'air du temps avant l'impératif setsuden des restrictions d'électricité dû à l'arrêt de nombreuses centrales nucléaires après l'accident de Fukushima.
Dans mon quartier...江戸川区にある私の町
En effet, la ville de Tokyo comme la plupart des grandes métropoles, souffre du phénomène nommé "îlot de chaleur urbaine" ( gracieusement abrégé ICU en français, heat island en anglais repris en japonais ヒートアイランド). L'artificialisation croissante des sols (asphalte, construction) augmente les quantités de chaleur absorbées puis restituées, auxquelles s'ajoutent les rejets calorifiques des moteurs et machines. Plus il fait chaud, plus on fait tourner la clim, et plus la température extérieure augmente. C'est un cercle vicieux d'une acuité accrue dans certains sites et sous certains climats. Par exemple, les villes situées dans des cuvettes entourées de collines ou montagnes (comme Grenoble, Kyoto, ou Stuttgart en Allemagne qui par un plan de paysage, a réussi à redessiner "les chemins des vents") et les régions à la fois chaudes et humides, comme le Japon en été, sont particulièrement sensibles, le régime sec méditerranéen amplifiant moins ce phénomène.

Toujours dans mon quartier...江戸川区にある私の町
Une des conséquences est l'augmentation des températures maximales, diurnes et nocturnes. Au Japon, on constate que les "nuits tropicales" où la température reste au-dessus de 25° C, et les jours de canicule au-dessus de 35°C, sont plus nombreux, et que depuis 25 ans, le différentiel jour/nuit tend à s'écraser. Une nette recrudescence des soins en urgence est observée lors de ces périodes. De plus, la formation de bulles d'air chaud et humide à certains endroits précis au-dessus de Tokyo provoque des orages aussi soudains que violents qui, malgré les mesures de prévention, inondent le métro ou autre, qualifiés de "guerilla diluvienne", ゲリラ豪雨.Cette question concerne donc la santé publique, la sécurité et le fonctionnement des infrastructures. Cela implique bien sûr l'urbanisme global des villes, c'est à dire les volumes construits et leur organisation, et leurs relations avec les éléments naturels - végétation, eau, air, nature des sols, saisonnalité - dont les fonctions sont réévaluées.
En cent ans, la température a augmenté en moyenne de presque 4°C à Tokyo, dont un degré est imputable à un changement global. Le changement climatique est donc d'abord local et urbain. 
La même maison... 同じ家
Il faisait chaud déjà en été à l'époque Edo, mais l'écart entre le jour et la nuit permettait de souffler. Ce n'est pas son inertie qui peut protéger de la chaleur l'habitat japonais constitué surtout de maisons en ossature bois et remplissage léger. La fraîcheur était apportée par les ouvertures larges, des stores extérieurs en roseau ou bambou effilé installés en été, l'ombre et le voisinage d'une végétation touffue. L'air qui passe entre les feuillages est rafraîchi par son évaporation, ou même évapotranspiration. Un peu d'eau qui coule ajoute une touche fraîche, et le soir on asperge encore les ruelles, les devants de portes ou les sols de pierres. L'air rafraîchi, autant que possible, traverse la maison de part en part, agitant au passage une clochette appelée fûrin 風鈴 suspendue sous l'avant-toit au-dessus de la coursive qui longe la maison.  En tintinnabulant, le souffle de l'air se matérialise, suggérant une sensation de fraîcheur, véritable travail sur les perceptions.
Rideau de verdure dans un immeuble...集合住宅にあるみどりのカーテン
L'architecte Andô Tadao, dans un article écrit il y a une vingtaine d'années, déplorait la perte des repères saisonniers, particulièrement les sensations des changements de saisons apportées par le vent. A cause de l'air conditionné qui nous fait vivre fenêtres hermétiquement closes, on ne reconnaît plus la première brise tiède annonciatrice du printemps fin février, ou bien la première bourrasque froide en début d'automne. Bien sûr, on ne peut pas  regretter nostalgiquement la disparition de tous les courants d'air qui caractérisent une maison japonaise un peu ancienne, mais on est passé à l'extrême inverse.

Dans les petites maisons serrées, difficile d'avoir un véritable jardin lequel, touffu et accolé à la maison, procure une réelle fraîcheur. Il en était déjà de même à l'époque Edo, l'habitat populaire était extrêmement dense, mais un certain usage de la végétation se perpétue, et se renouvelle avec la vogue actuelle des rideaux de verdures, appelé aussi stores de fleurs (hana no sudare 花のすだれ).
Aujourd'hui, on trouve des rideaux de verdure en kit, décoratifs ou productifs (concombres, haricots, ...). Les plantes les plus usuelles sont : asagao 朝顔, volubilis Ipomea, une convolvulacée ; la courge hechima 糸瓜, Luffa cylindrica, une cucurbitacée ; hyôtan ひょうたん, Lagenaria siceraria, coloquinte, une autre cucurbitacée ; fûsenkazura 風船かずら, Cardiospermum halicacabum, liane grimpante de la famille des Sapindaceae.
Cette année, même les habitants des immeubles s'y sont mis sur leur balcon. 


Le même immeuble, en face de chez moi... 私の家の正面にある同じマンション
Des immeubles de bureau aussi.
Les bureaux d'une maison d'édition... 飯田橋にある出版社のビル
Encore une fois, les contingences renouvellent les pratiques, régénèrent la créativité, celles-ci réinventent la tradition et font converger des préoccupations diverses (recours au végétal pour rafraîchir, lutter contre les îlots de chaleur, réduire la climatisation artificielle donc la consommation d'électricité) liées à notre environnement.

samedi 17 septembre 2011

L'été de l'éveil... 目覚めつつある夏

J'ai déjà évoqué ce qui m'a le plus impressionnée dès mon arrivée à Narita : la campagne pour les économies d'électricité, devenue mouvement national d'une ampleur qui a dépassé les prévisions (billet du 3 septembre).
Début septembre, comme la menace d'un black-out s'éloigne avec les grandes chaleurs de l'été, le Gouvernement a levé l'impératif de restriction. Cependant, les habitudes ne semblent pas modifiées : éclairage et climatisation modérés, ce qui donne un petit air feutré au plus vulgaire supermarché. Il semble que l'objectif de 15% d'économie dans les régions desservies par les compagnies Tepco et du Tôhoku, comprenant la région de Tokyo, a été dépassé pour atteindre 20%. L'été 2011 est pourtant au quatrième rang des plus chauds depuis l'enregistrement des températures au Japon (environ 1900). 

Affiches pour les économies d'énergie volontaires

La mobilisation des entreprises comme des particuliers a été d'une ampleur étonnante. Les secteurs énergivores comme la construction automobile ont carrément modifié l'organisation du travail en mettant les jours de congés en semaine au lieu des samedi et dimanche pour ainsi mieux répartir la consommation dans le temps. De nombreux bureaux ont aussi changé leurs horaires en demandant aux employés de venir une heure plus tôt le matin et/ou en imposant une pause en début d'après-midi. Ces inconvénients ont parfois été compensés par la diminution, voire la suppression des heures supplémentaires (non payées si on est cadre), la réduction du nombre de réunions ou de déplacements superflus, la facilitation du télétravail. 

Cool Biz à l'université Waseda... 早稲田大学のクール・ビズ
 
Une grande majorité de la population a changé certaines habitudes de vie avec la réduction de l'air conditionné. Lorsque la première fois à Tokyo j'ai repris le métro pour me rendre à mon université, j'ai eu une véritable surprise : une rame entière sans un homme cravaté ! Pour qui connaît le Japon, une image iconique est celle des trains remplis d'employés de bureau, les salary men, tous impeccablement ceints de leur costume-cravate sombre. Là, tous en chemise à manches courtes, col ouvert ! Une révolution de l'apparence, les Japonais se déboutonnent ! Le cool biz (pour cool business) donne un air décontracté nettement plus léger, voire sexy. Sensible aux détails, chacun joue sur le raffinement des matières, des fines rayures, des effets damassés ou gaufrés. Les fabricants de chemises s'en donnent à cœur joie. Des coiffeurs ont même créé une setsuden hair cut, coupe de cheveux-économie d'électricité, courte et dégradée pour avoir moins chaud et s'épargner le brushing ; il y a aussi la cuisine setsuden, etc. Bref, une appropriation des contraintes, créative et même ludique, s'est vite déployée.
Les préconisations à l'université Waseda... 早稲田大学の忠告 : climatiser à 28°C, jeter sa cravate, s'hydrater, arrêter son ordinateur si on s'absente, ne pas utiliser d'appareils pendant les pics de consommation, faire des pauses lumières éteintes, arrêter les toilettes équipées de jets, être attentif à l'utilisation de l'éclairage, débrancher tous les appareils électriques le soir.



La production d'appareils électro-ménagers, déjà en pointe, n'est pas en reste et proposent du matériel qui consomme moitié moins d'énergie qu'il y a dix ans, avec maintenant le moyen de suivre sa consommation, fonction demandée par les utilisateurs. Les panneaux solaires, aussi de plus en plus performants, font l'objet de spots télévisés.

Le plus important est que, de ce mouvement au départ imposé par des circonstances dramatiques, est née une prise de conscience essentielle : notre façon de vivre et de travailler a de grandes incidences sur la consommation d'énergie. Donc nous tous, nous pouvons agir sur les défis à relever, les choix qui peuvent être faits en matière de production d'énergie dans le futur. La société, par elle-même, peut réduire sa dépendance au nucléaire ou aux énergies fossiles, et peser sur les décisions en créant des conditions qui contribuent à modifier les modes de production. C'est ainsi qu'est présentée par de nombreux articles la leçon tirée de la crise énergétique que connaît le Japon. 

Un ami japonais déplore cet unanimisme, qu'il qualifie même de totalitarisme. Connaisseur de l'esprit de contradiction à la française, en réaction il porte une cravate. Pourtant au-delà des slogans et de la bonne volonté exhibée qui l'agacent, le Japon est, en l'espace de six mois, bel et bien en train d'effectuer la transition énergétique que chaque société devra affronter face au déclin des énergies fossiles : réduction de la consommation, diversification des sources d'énergie, options hybrides et locales. 

Pierre Rosanvallon dans une interview à Libération cite comme une des causes historiques du délitement du lien social et de l'accroissement spectaculaire des inégalités en France, l'absence d'épreuves partagées. La fréquence de celles-ci au Japon peut expliquer en partie la cohésion sociale si particulière qui y perdure. (Je ne souhaite évidemment ni une bonne guerre, ni une explosion nucléaire à qui que ce soit.)