« Faire d'un événement, si petit soit-il, la chose la plus délicate du monde, le contraire de faire un drame, ou de faire une histoire. »

Gilles Deleuze, Dialogues

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samedi 6 avril 2013

Voyage à Ishinomaki, dans le Tôhoku... 石巻への旅

A la fin du mois de mars, j'ai passé quelques jours à Ishinomaki dans la région du Tôhoku, nord-est du Japon touché par le séisme puis le brutal  tsunami du 11 mars 2011. 
Donc juste deux ans après le cataclysme qui a particulièrement touché Ishinomaki puisqu'il y fit 3097 victimes et 2770 disparus sur une population de 164 000 habitants (la commune est vaste et regroupe en fait un ensemble de six villes qui ont fusionné en 2005, en littoral d'une baie équivalente en superficie à celle du Mont St Michel). 
Au total, dans tout le Tôhoku, on déplore 18 000 victimes et disparus, dont presque le tiers sur le territoire de Ishinomaki, ce qui est énorme.

Ishinomaki se situe à l'embouchure d'un petit fleuve côtier, la Kawakami-gawa. Ses alluvions ont créé la baie et la plaine littorale, alors que partout ailleurs la côte est extrêmement découpée et escarpée. Ce site est donc plus propice à l'implantation d'équipements portuaires, d'industries (dont une grande papeterie qui a repris ses activités), d'entrepôts ; le lieu semble favorable à l'essor d'une ville.

Plan simplifié du site... 石のマップ
La ville-centre, le noyau ancien de Ishinomaki, s'est développé au sud du fleuve (à gauche sur le dessin), dans le triangle défini par le fleuve, trois collines, (la gare et la voie ferrée en haut) autour de deux rues commerçantes parallèles au cours d'eau (quartiers 立町 et 中央 sur le dessin)
Le dessin est très approximatif, mais entre les collines et la mer, la distance est de 1,5 km à 2 km.
Ces hauteurs sont sacrées, avec en leur sommet des sanctuaires shinto indiqué sur le dessin par des portiques rouges, torii. Plantés de cerisiers, ce sont des parcs, des lieux de promenades qui forment des belvédères avec une vaste vue sur le littoral. Et qui ont joué le rôle de précieux refuges pour nombre d'habitants en contrebas. 
Aux pieds de ces collines, côté mer, donc en dehors de la ville à l'origine, ce sont des temples bouddhiques qui se sont établis avec des cimetières, puisque c'est le bouddhisme qui prend soin des morts.

Cette implantation originaire est claire : la ville des morts bordaient la ville des vivants, celle-ci en retrait, en deça des collines qui en forment les bornes sacrées et protectrices. Au-delà, côté mer, on ne résidait pas.
Le long du littoral, en plus de la pêcherie qui a toujours existé, se sont installés des usines, des entrepôts, des conserveries, puis peu peu, l'espace entre les collines et la mer s'est construit, jusqu'à se combler entièrement de maisons, de lotissements, d'écoles, en oubliant le danger des tsunamis pourtant connus et répertoriés par des chroniques historiques, des pierres dressées, ou... la mémoire des anciens car le précédent tsunami ravageur date de 1933. 
 
Vue depuis une colline, avec les cimetières...

Dans cette plaine littorale, les vagues du tsunami ont tout balayé sur leur passage comme fétus de pailles. La mer a pénétré jusqu'à 5 km à l'intérieur des terres, remonté le fleuve, inondé la moitié de la ville, détruit les maisons par milliers, laissé 30 000 personnes sans abri, et fait près de 6000 victimes. 

En deux ans, tout a été dégagé, nettoyé, trié. Il ne reste au bord de la mer qu'un petit tas d'automobiles empilées qui attendent à leur tour d'être désossées. De nombreuses activités de production ont redémarré après reconstruction de leurs locaux. Et bien sûr, la zone basse est interdite de construction.
Le même lieu maintenant et juste après le tsunami...
En cette fin d'hiver, une herbe sèche et jaune recouvre ces terrains vagues, et les cimetières, qu'on ne voyait plus au milieu des quartiers d'habitations ont pris un relief nouveau.
 
 
Petit autel en mémoire de victimes à l'emplacement de leur maison

Une école primaire du quartier dévasté
Et dans la cour devant cette école...
Le bâtiment de cette école va être conservé en tant que trace et témoignage de la violence des événements. Comme il se trouve au pied d'une des collines, tout le monde a pu s'enfuir.
En nous rapprochant du bâtiment, fait étonnant, nous découvrons un groupe d'enfants avec leur coach adulte qui font leur entraînement de baseball du samedi matin ! La cour a été remise en état, et... la vie continue.

La vie reprend, sans doute loin d'être facile, mais malgré le traumatisme qu'elle a vécu, Ishinomaki n'est pas une ville triste, ce n'est pas une ville à moitié rayée de la carte et à la peine, ce n'est pas une ville écrasée par son fatum et par l'immensité de la tâche.

Au Japon, les constructions humaines, les villes, tenues pour périssable comme toute chose, après chaque désastre, se relèvent à l’image de la nature qui se régénère. Cette façon d’accepter l’impermanence comme un état de fait n’est pas du fatalisme mais plutôt tient d’une forme de vitalisme, source d’attitudes pragmatiques et positives, littéralement constructives, car l’écoulement des choses, ou leur écroulement, est toujours à l’origine du nouveau. Cette attitude, qui n'est pas déni, est aussi à l'opposé du dolorisme.
Quelle leçon de voir ces gamins jouer à cet endroit précis ! et y aurait-il une meilleure façon de montrer qu'on ne se laisse pas écraser par le destin ?
Une des rues commerçantes du centre ville...
L'état de cette rue après le passage du tsunami, panneau de photos dans une vitrine...
Dans les rues commerçantes du centre ville, l'eau est montée jusqu'à hauteur du premier étage des bâtiments. Ce sont des bénévoles venus de tout le Japon, étudiants, associations de commerçants, particuliers, qui ont aidé les habitants à sortir les gravats, nettoyer la boue. Les bâtiments trop endommagés ont été démolis, les parcelles vidées, les revêtements de sol refaits. 
Borne qui indique le passage du tsunami...
Dans cette autre rue, les trottoirs viennent d'être pavés et les arbres replantés. La stèle en pierre grise a gauche indique la date du passage du tsunami.
Plaque posée dans la rue : "Grace à vous tous,  les rues sont belles"
Cette plaque installée sur le trottoir fait la liste des dizaines d'organisations venues pour aider et les remercie.


Une parcelle vide est devenue parking à vélos, ornée par des enfants d'un mur peint et de pots de fleurs

Dans les parcelles vides, de nouveaux usages et paysages provisoires apparaissent. Même si une inquiétude de fond demeure : beaucoup des maisons détruites appartiennent à des personnes âgées qui ne vont certainement pas se lancer dans des projets de reconstruction. Que va-t-il advenir de ces parcelles vacantes ? Et de la ville à plus long terme ?

Café-terrasse construit à partir de deux containers
Le design de ces containers transformés en café est particulièrement réussi. L'intérieur est aussi très agréable. Au fond de la terrasse, les étagères permettent de proposer des plantes à la vente pendant la belle saison.
Le patron, originaire de la ville mais parti à Tokyo, a décidé de rentrer au pays, à la fois pour s'occuper de son père âgé et apporter son soutien à la ville. Il garantit que l'été, sur sa terrasse, les soirées sont délicieuses à profiter de la brise de mer et de la bière fraîche...

Restaurant du marché au poisson...
Dans ce marché aux poissons du centre, entre les différents étals de poissonniers qui proposent leurs produits, des stands ont été installés pour permettre à des restaurateurs du quartier qui ont perdu leur magasin de vendre des plats préparés. Puis, au milieu, des tables et des chaises pliantes ont été dressées et c'est devenu un des endroits les plus sympathiques de la ville pour déjeuner. On choisit son assortiment de poissons, fruits de mer, avec des soupes ou légumes sautés, salades, etc... C'est convivial, très bon marché, fait sur place et délicieux. Sur cette photo, la dame qui tient le petit garçon a perdu sa maison et son outil de travail, un restaurant de viande grillée, mais au lieu d'attendre la fin de la reconstruction, elle participe à l'activité de la halle aux poissons devenue popote du centre ville.

Bashô a écrit : 
"Le grand poète marche trente-six pas
La poésie est faite de trente-six poèmes.
On ne doit jamais revenir en arrière. Quand on avance, le coeur se renouvelle et finalement ne pense plus qu'à aller de l'avant"
(écrit vers 1702)

mercredi 14 décembre 2011

Decon, suite sans fin...デコン、完結なし続き

Résumé de la situation pour qui aurait raté un épisode :

Le Japon ne peut se permettre l'option Tchernobyl, c'est à dire condamner une portion de son territoire pour cause de radioactivité.

Le pays se trouve donc dans l'obligation de "nettoyer" (c'est l'euphémisme officiel employé, clean クリーン) de larges étendues et de traiter de monstrueuses quantités de matériaux : végétaux et sols contaminés issus principalement des cinq préfectures autour de la centrale de Fukushima, débris et gravats laissés par le tsunami et pollués par la radioactivité, auxquels s'ajoutent des résidus secrétés de diverses façons par le désastre nucléaire, qui surgissent au fil du temps et bien au-delà de Fukushima.
Seulement dans la zone d'exclusion de 30km, les décombres du séisme et du tsunami atteignent 500 000 tonnes.

Les carpes du mois de mai qui flottent après le tsunami... 津波の後のこいのぼり
L’état prend en charge le "nettoyage" de la zone d'exclusion et de tous les sites où la radioactivité est supérieure à 20 millisieverts/an. Ailleurs, ce sont les municipalités avec des aides financières publiques qui s'occupent de la decon. Des essais sont en cours, eau sous pression, brossage, aspirateurs de feuilles, afin d'élaborer des directives officielles qui seront données en janvier.
Pour réduire les volumes, il est envisagé d'incinérer tout, même la terre, mais les cendres issues de la combustion, concentrées, ont des taux de radioactivité bien supérieurs aux matériaux d'origine. Le Gouvernement a décidé la récupération des cendres chargées de plus de 8 000 Bq/kg pour contrôler leur stockage en containers et éviter les fuites. Les lieux et modes de stockage n'ont pas encore été fixés. Pendant un temps, c'est la préfecture de Fukushima elle-même, fichue pour fichue, qui était désignée pour entreposer toutes les matières indésirables. Devant l'émoi suscité par ce sacrifice consommé, rien n'a été encore tranché. C'est vrai que ce serait une "solution rationnelle" mais c'est aussi une condamnation définitive difficile à assumer, alors qu'officiellement les efforts de "nettoyage" doivent permettre aux habitants de revenir chez eux.

En dessous de 8 000 Bq/kg, les cendres finissent dans les cimenteries, donc in fine mélangées dans du béton, ou bien déposées avec des résidus d'incinération ordinaires dans les comblements artificiels faits sur le littoral, notamment en baie de Tokyo (umetate-chi). 

Le 24 août dernier, il est brusquement apparu que 42 incinérateurs publics, traitant les déchets ménagers ordinaires, répartis dans 7 préfectures dont celle de Tokyo, contenaient des cendres avec des taux de radioactivité supérieurs à 8 000 Bq/Kg. Ils ont dû stopper leurs activités avant qu'une solution ne soit trouvée pour les désengorger. Laquelle ? Je ne sais pas. En tout cas, en ne brûlant que des déchets ménagers ou de jardin a priori "normaux", ces incinérateurs se sont trouvés saturés de résidus radioactifs, et cela jusque dans Tokyo.
Tests de decon professionnelle, préfecture de Fukushima, toit d'une mairie. Eau chaude, eau froide, circuit fermé, huile de coude et couleurs pop. En janvier, des directives vont être données en fonction de ces essais... デコンの専門的なテスト (photo Asahi )

Le même problème avait surgi plus tôt dans les stations d'épuration qui, après les pluies ayant rabattu au sol le nuage radioactif du mois de mars, se sont remplies d'eaux de ruissellement fortement contaminées puis saturées de boues fortement radioactives. La solution adoptée pendant l'été, présentée dans un reportage de la NHK : une dispersion de containers dans de petits sites clos et soi-disant sécurisés, situés par-ci par-là à la campagne, parfois au beau milieu des rizières ; cela, exécuté sans consultations ni informations des habitants, évidemment aussi inquiets que mécontents, qui s'organisent en associations pour pouvoir contrôler les contrôles.

Le Gouverneur de Tokyo (80 ans aux prunes) a décidé, sans aucun débat public, d'accepter des débris contaminés du tsunami en provenance de petites communes du littoral qui n'ont bien sûr pas la capacité d'absorber ces montagnes de déchets (il leur faudrait 20 ans). Ils seront brûlés dans les différents incinérateurs publics de Tokyo, en ville. Le premier convoi est arrivé début novembre et le programme doit se poursuivre jusqu'en mars 2013 pour traiter 100 000 tonnes. Les déchets contaminés sont mélangés avec un ratio de 1/10 avec d'autres. Osaka vient d'emboîter le pas à Tokyo, et comme à Tokyo, l'opposition des populations est très forte. En tout, les trois préfectures littorales (Miyagi, Iwate, Fukushima) ont 22 millions de tonnes de décombres à partager. Finalement, devant les réticences des habitants, la pédagogie est mise en œuvre : premier test d'une série effectué hier 13 décembre, mesures des matériaux, des fumées et des résidus, mise en ligne des données, etc.
Malgré (ou à cause de) ces efforts, les Japonais ont de plus en plus l'impression de servir de cobayes exposés une radioactivité faible mais permanente et généralisée dont on connait mal les conséquences à long terme. C'est ce sentiment qui revient souvent dans les constats sur la situation.

Conclusion à ce jour : la "décontamination" ne fait aucunement disparaître la radioactivité mais ne fait que la déplacer, et donc, la répand partout.

Sur cette question des décombres et de leur dispersement, la vidéo en français sur "les débris maudits du Japon" faite par le journal Aujourd'hui le Japon est un bon résumé.