« Faire d'un événement, si petit soit-il, la chose la plus délicate du monde, le contraire de faire un drame, ou de faire une histoire. »

Gilles Deleuze, Dialogues

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mardi 4 février 2014

Pour bien commencer l'année... 花を植えましょう

...plantons des fleurs, comme Monsieur Saitô.

M. Saitô (son nom est écrit sur son casque) est vigile sur un important chantier en cours sur le campus de Waseda.
Sa tâche consiste à assurer la sécurité de l'interface entre le chantier et l'espace public. Concrètement, il s'agit pour lui de régler le flux des camions qui entrent et sortent débouchant à la fois sur la rue et l'entrée du campus. De façon générale, cette interface est extrêmement sécurisée au Japon par de nombreux balisages et d'aussi nombreux vigiles qui souvent ont pour principal travail de s'excuser du dérangement occasionné, même pour des travaux minimes.
Guérite de M. Saitô, avec le balai et la pelle pour ramasser la moindre aiguille de cèdre ou feuille de ginkgo, avec le bol de croquettes pour le chat du coin.
 Pour M. Saitô déjà présent sur ce site depuis bientôt deux ans et jusqu'en septembre 2014, les jours se suivent, sans doute un peu monotones, mais pénibles les jours de canicule en été, de grand froid en hiver, ou de pluie battante.
Le chat qui a adopté M. Saitô et fait la sieste sous un camélia à côté de la guérite.

Alors, afin d'agrémenter le temps passé sur place, M. Saitô fait des plantations.
Il a semé des graines de tournesols au printemps dernier pour avoir des fleurs en été, et cet hiver il a planté des oignons de tulipes pour voir fleurir l'arrivée du printemps.
M. Saitô pose avec ses tournesols en juillet
La guérite en juillet

Pour faire ses plantations, il jardine des coins de terre résiduels, au pied d'un arbre ou bien à l'entrée du chantier. Il fait ce que beaucoup d'habitants font devant leur maison s'ils n'ont pas de jardins : ils installent des pots de fleurs sur les trottoirs, et plantent aux pieds des arbres d'alignement. Certaines ruelles particulièrement plantées par les habitants deviennent de véritables allées jardinées. 
M. Saitô arrose les tulipes en janvier
Les habitants des villes japonaises pratiquent depuis toujours, sans le savoir, comme M. Jourdain faisait de la prose, ce que des activistes écolo-créatifs ont appelé guerilla gardening. Ces pratiques, à la fois actions politiques et environnementalistes, ont été mises en oeuvre et pensées d'abord à New York dans les années 70, afin de recréer des espaces communs et publics en jardinant des terrains vacants, des friches urbaines dans la ville en crise, des coins à l'abandon. La guerilla jardinière s'est ensuite disséminée à Berlin, en Hollande, en Angleterre, etc. A lire, pour connaître l'histoire de ces mouvements, et même comment entreprendre des opérations, La Guerilla jardinière par Richard Reynolds, éditions Yves Michel, 2010, un livre plein d'humour à l'anglaise.

Si l'on disait à M. Saitô qu'il agit en guerillero jardinier, il serait sans doute bien surpris. Comme quoi, dans la ville japonaise, la dichotomie public/privé qui conditionne si fortement notre espace urbain n'a pas la même prégnance ni la même signification.
Au temps linéaire de la progression du chantier, période qui s'achèvera avec la réception d'un bâtiment de 14 étages, au rythme circadien des jours qui s'enchaînent, à ces temps contraints, M. Saitô réintroduit le cycle des saisons. En ménageant un temps propre, celui du jardinage, de la croissance des plantes qu'il observe, de leur épanouissement, de leur succession, il s'offre la possibilité de donner une forme particulière à son lieu de travail, pourtant peu amène.

Guerillero M. Saitô ? Peut-être, poète assurément. 

mardi 6 mars 2012

Conférence rencontre le 14 mars... 3月14日の講演会

Mercredi 14 mars, à la BULAC, bibliothèque universitaire des langues et civilisations, 65 rue des Grands Moulins, 75 013 Paris, de 18h00 à 19h30 à l'auditorium, a lieu une rencontre autour du thème :
La nature dans la ville japonaise. Carnet de voyage … 
Avec Aleksi Cavaillez, illustrateur et vidéaste, et moi-même en tant qu'architecte et chercheur à l’Université de Waseda à Tokyo.

Voici un résumé de mon intervention :

La nature à Tokyo, des lieux, des saisons et des pratiques

L’histoire urbaine japonaise nous incite à décentrer notre regard pour voir comment la conception et la perception de la nature existent ailleurs et constater que la beauté peut être autre que celles des formes canoniques de la ville occidentale.
« La nature, fondement de la conception du monde au Japon, n’est pas la nature telle quelle, nue. C’est une nature qui a été cultivée tout au long de l’histoire, depuis les temps préhistoriques. Cette conception de la nature a formé le pays entier comme produit d’une civilisation, et la ville en  a représenté l’apogée. » écrit Kawazoe Noboru, historien de la ville et de l’architecture. Il se réfère plus précisément à Edo, capitale politique à partir de 1603, dont la population a atteint un million et demi d’habitants à partir du XVIIIe siècle et qui a véritablement matérialisé une idée spécifique de la nature. L’esthétique paysagère qui s’y est construite et diffusée, est liée à de multiples pratiques sociales qui forment toute une « urbanité en actes ». Basée sur une minutieuse observation du monde matériel et sa perception sensible, l’appréciation de la nature, c'est-à-dire d’une infinité d’éléments, de phénomènes en perpétuels changements, a structuré la vie des habitants selon le rythme des saisons.
A partir de la fin du XIXe siècle jusqu’aux années 70, les ressources naturelles de Tokyo se sont fortement dégradées. Malgré tout, on peut toujours observer la permanence du cours de la nature dans l’espace urbain et la vie sociale. De nombreuses pratiques, collectives ou individuelles, continuent de se dérouler suivant un calendrier d’événements saisonniers bien connus de tous, et ces conduites ne se réduisent pas à de simples habitudes ou à un folklore. Elles se réfèrent à des symboles, des valeurs, esthétiques notamment, et les transmettent. A travers ces pratiques rituelles, les citadins partagent et conservent une forte intimité avec de nombreux phénomènes naturels même dans une vaste région urbanisée comme celle de Tokyo. Dans la ville actuelle, la reconquête de la qualité de l’environnement et des paysages engagés par de multiples mouvements d’habitants est aussi une forme de réappropriation de l’espace public.
Dans un contexte de ville diffuse, étalée, qui se généralise, le cas de la ville japonaise peut être considéré comme une ouverture pour penser différemment le beau et le bien-être dans la ville.


mercredi 9 novembre 2011

Un jardin à Kyoto... 京都の一つの庭園

Un week-end passé à Kyoto et l'occasion de visiter un jardin ouvert par exception. De dimension modeste (1500 m²), il forme avec un bâtiment un ensemble à la fois simple, cohérent et raffiné.
Vue aérienne de Kohô-an... 孤篷庵の航空写真
Ce temple nommé Kohô-an, qu'on pourrait traduire par "Ermitage de la barque solitaire", fait partie d'un grand ensemble monastique bouddhique au nord de Kyoto, Daitokuji. Ce monastère fondé en 1319 et affilié à l'école zen Rinzai comprend 24 temples secondaires desservis par des rues pavées se coupant à angles droits, véritable cité dans la ville.
Chaque sous-temple est un clos avec son propre porche d'entrée, ses bâtiments plus ou moins importants, ses jardins et son histoire.
Porche d'entrée de Kohô-an au nord-est... 孤篷庵の北東の門

En 1643, Kobori Enshû (1579-1647), grand maître de thé, architecte renommé de bâtiments et de jardins, calligraphe, en somme artiste et intellectuel complet de son temps, repensa à son emplacement actuel Kohô-an pour en faire sa dernière résidence. Malheureusement pour lui, il ne put guère jouir de son ultime dessein mais heureusement pour nous, celui-ci fut achevé et même reconstruit après un incendie un siècle plus tard.
Kobori Enshû, héritier d'un petit fief, est issu de la classe des bushi, guerriers au pouvoir. Samurai de rang modeste mais cultivé, grâce à ses talents - et à un très bon mariage avec la fille d'un daimyô, feudataire de haut rang - il fit une grande carrière et laissa de nombreuses œuvres dont des jardins ainsi qu'une école reconnue dans l'art du thé.
Par l'entregent de son beau-père qui fut à la fois un proche de l'empereur, du cercle intellectuel de la cour, et un conseiller du troisième shogun, le généralissime Tokugawa Iemitsu (1604-1651), Kobori Enshû accéda à de hautes fonctions. Il fut intendant des constructions impériales, puis architecte et concepteur de jardins pour le shogunat et d'autres dignitaires du régime, en ce début de l'époque Edo (1603-1867) où se met en place l'organisation sociale stricte maintenue pendant presque trois siècles par les dirigeants Tokugawa.
Assemblage caractéristique de l'allée : pierres taillées régulières et pierres brutes... 中の道の特徴的な敷石:幾何学的な切り出した石と天然の石

Kobori Enshû fait partie de ceux qui vont accomplir la jonction, moment essentiel, entre la culture classique issue de l'aristocratie de cour, avec son raffinement et sa longue histoire, et celle des guerriers, plus pragmatique, voir rustique. A celle-ci, s'ajoutent l'apport culturel des temples bouddhiques zen, leur esthétique empreinte d'une simplicité essentielle et d'une certaine vision du monde, ainsi qu'un intérêt ravivé pour la culture chinoise. Ces différentes sensibilités vont se rencontrer, se mêler et générer de nouveaux jardins et formes architecturales, des façons renouvelées d'apprécier les paysages, de nouvelles formes de poésie, de peintures, ... propres à l'époque Edo.
Kohô-an, dernière création et demeure de Kobori Enshû, représente sans doute un moment d'acmé dans cette fusion, empreinte de l'expérience du maître et de l'accomplissement d'une vie.
Allée d'entrée de Kohô-an au nord-est... 孤篷庵の入り口の道

Après avoir longé à l'est une allée et pénétré dans l'édifice principal, on arrive au sud occupé par une longue salle bordée d'une galerie engawa qui permet de jouir de la lumière et du soleil ou de l'ombre fraîche de son avant-toit, selon la saison. Cette pièce est ouverte sur une étendue de fin sable ocre rosé, finement balayé en ondulations douces, bordée d'une double haie et fermée par des plantations basses aux deux extrémités. 
Ce paysage "sec", karesansui en japonais, ainsi nommé car sans étang, évoque les sites célèbres de Omi, région située au bord du lac Biwa proche de Kyoto, eux-mêmes appréciés en référence à des sites chinois connus au Japon par des lavis et des poèmes. Ce jardin sans eau évoque donc le bord d'un lac, la ligne d'horizon est exprimée par la surface plane et la ligne des haies, l'onde et le rivage par les traces en courbes douces du balai de bambou sur le sol sablonneux. A l'origine, la vue au-delà de la haie allait vers le lointain, jusqu'aux montagnes qui évoquaient l'autre rive du lac, paysage emprunté ainsi intégré dans le jardin. Le développement urbain a eu raison de cet emprunt paysager et de grands arbres ont été plantés pour le cacher.
Jardin sud vu de la salle principale... 書院の南向きの枯山水庭園

La métaphore de la promenade en bateau se poursuit vers l'angle sud-ouest, dans une autre partie du jardin visible de la coursive qui forme une petite terrasse garnie d'une fine rambarde semblable à celle des bateaux de promenade yakata-bune
Jardin sud-ouest, plus pittoresque... 直入軒の縁側から風情のある庭園の景色

Ce parcours entre dedans et dehors s'achève côté ouest dans une pièce tout à fait particulière, réservée à la cérémonie du thé, alors qu'en principe le pavillon de thé est à l'écart, sorte de chaumine d'une rusticité très sophistiquée, accessible après la traversée d'un jardin boisé par un sentier. Là, le parcours se fait en bordure du bâtiment, pour arriver dans cette pièce relativement spacieuse, haute et claire par rapport aux pavillons de thé exigus, bas et peu éclairés. 

Cette salle pour le thé s'ouvre sur un jardin encore plus réduit, à moitié clos par une haie proche, qui oblige le regard à se poser sur deux objets devant celle-ci. Sont disposés un bassin monolithique de pierre polie qui recueille les eaux de pluie pour les ablutions, et légèrement en retrait, une lanterne, que Kobori Enshû a construite en assemblant des pierres d'origines diverses, plus ou moins naturelles, patinées ou travaillées. L'une, dit-on, proviendrait d'Inde, une autre de Chine et encore une autre de Corée, les trois pays qui ont contribué à amener le bouddhisme jusqu'au Japon. 
En lisière du bâtiment, des galets noirs forment une surface évasée qui suggère le sillage d'un bateau. 
A ces subtiles séquences en profondeur, s'ajoute un cadrage vertical par la disposition audacieuse d'un écran shôji de papier blanc qui découpe exactement la vue au niveau du sol sur le jardin. Tout ce dispositif pourrait sembler trop composé et statique, ce serait sans compter le mouvement du temps journalier rendu sensible par le changement de la lumière puisque cette pièce à l'ouest reçoit les rayons du couchant, et le passage des saisons perceptible à travers la végétation et les météores, pluie, vent, neige... Rien ne bouge mais tout change sans cesse. 


Parcours architectural et paysager, métaphore filée du passage en barque, Kohô-an est l'ultime chef-d'oeuvre d'un homme qui fut un passeur entre des univers culturels différents, arrivé au terme de la course de sa vie. 
C'est sans doute ce caractère de complétude totale entre le fond, la forme, l'époque, le créateur et sa vie, qui rend si saisissant et touchant ce lieu, Kohô-an.

Note : à part la troisième photo, détail du pavement, toutes les autres sont des captures sur Internet car il est interdit de photographier sur place.