« Faire d'un événement, si petit soit-il, la chose la plus délicate du monde, le contraire de faire un drame, ou de faire une histoire. »

Gilles Deleuze, Dialogues

mardi 17 décembre 2013

Hésitations existentielles... 実存的な迷い

江戸川区平井
Les tags sont rares à Tokyo, mais pas complètement absents. Pour preuve, celui-ci a été tracé sous un passage ferroviaire dans un quartier résidentiel, en un lieu peu fréquenté.
Les tags ne seraient-ils pas une forme urbaine et moderne des kôan 公案 élaboré par le bouddhisme zen, qui nous interpellent, déjà par le fait de leur présence ? 
(Un kôan est un énoncé paradoxal, objet de méditation, qui oblige à ouvrir par l'intuition, l'imagination, de nouvelles voies de réflexion, en laissant la logique rationnelle.)
Humour et poésie de la rue...

lundi 4 novembre 2013

Une affiche en gare de Iidabashi... 飯田橋駅にあるポスター

La compagnie de chemins de fer JR fait sa propre publicité sur son réseau. 
Voici une belle affiche pour promouvoir le fret ferroviaire, présenté comme un moyen de transport écologique, dans la continuité de la tradition réputée économe propre à l'époque d'Edo. 
"Aujourd'hui comme autrefois, l'éco-fret"
Un train de marchandises JR a été habilement inséré à l'intérieur d'une estampe, au milieu de l'image comme au centre de l'espace représenté. Cette ukiyo-e, œuvre de Hokusai, est issue de la série des Trente-six vues du mont Fuji (vers 1830) et représente le site de Hotogaya sur la fameuse route du Tôkaidô qui relie Kyoto à Edo, la capitale impériale à la capitale politique aujourd'hui renommée Tokyo. 
En premier plan, des porteurs ont posé leur palanquin garni de leur riche client, un palefrenier conduit sa monture transportant un voyageur aisé, et allant dans l'autre sens, passe un modeste piéton avec son baluchon. Cette route, toujours l'axe vital du Japon prolongé vers le nord et le sud, était déjà fréquentée par des foules de voyageurs circulant en tous sens. Le transport de marchandises, en fait, se faisait en bateau par mer, la route étant réservée aux voyageurs, à pied, à cheval ou en palanquin suivant leurs moyens financiers, sans charrettes ni voitures à cheval. La route est donc occupée par des hommes, non des véhicules, ce qui modèle entre autres l'usage des rues dans les villes japonaises. Les voitures n'y ont pas la priorité de l'usage, la circulation automobile est une fonction parmi d'autres, l'espace de la rue reste donc polyfonctionnel.

L'affiche fait aussi un clin d'oeil au cliché maintes fois vues du train rapide shinkansen filant devant le mont Fuji, image de la modernité et de la tradition qui représenterait "l'essence du Japon", encore en couverture du guide vert Michelin Japon par exemple.
Bon voyage !

samedi 28 septembre 2013

Un monde hors du monde... 世界を離れている世界

Un journaliste et photographe indépendant, Kino Ryûichi 木野龍逸, s'est rendu en juin, pour la quatrième fois, à Fukushima.
Il a rapporté une série d'images de la zone interdite dans un rayon de 20km autour de la centrale en dévastation, requalifiée depuis mai dernier en "zone de retour impossible dans un délai de cinq ans".
Pour voir toutes les images, cliquez sur ce lien.
Des sacs de matières contaminées
On voit de tels sacs remplis de terre ou de végétaux, provenant des chantiers de "décontamination", depuis les fenêtres du Shinkansen (TGV) qui va vers le nord, un peu avant la ville de Fukushima, au bord des champs. Sacs de terre, réservoirs d'eau, l'asphyxie du territoire s'étend. Jusqu'où ?
Sacs à perte de vue, dont on ne sait que faire

Chemin de fer abandonné
Ville abandonnée
Littoral abandonné après le tsunami, un autel honore des disparus
C'est le culte rendu aux morts qui seul témoigne du passage des vivants dans cette zone de non-lieu.
Campagne abandonnée
"L'énergie nucléaire pour construire une société et une ville riches" clame le portique installé à l'entrée du bourg de Futaba, commune sur laquelle la moitié de la centrale de Fukushima est implantée. 
Sur une autre image, un portique proclame "Le nucléaire, énergie d'un futur lumineux".

vendredi 13 septembre 2013

"Let me assure you the situation is under control."

Vol Air France, quelque part dans le ciel entre Paris et Tokyo dans la nuit de samedi à dimanche. Une hôtesse japonaise prend le micro : 
"J'ai une très bonne nouvelle à annoncer, Tokyo vient d'être choisi pour organiser les Jeux Olympiques de 2020.
Dans l'avion, quelques applaudissements et expressions de joie, enthousiasme modéré (la population de Tokyo était la moins motivée pour soutenir l'organisation des JO, à peine 60% contre l'immense majorité des Stambouliotes ou des Madrilènes). L'annonce faite en japonais n'est traduite ni en français, ni en anglais, comme quoi, les valeurs soit-disant universalistes de l'olympisme flattent avant tout (seulement ?) la ferveur nationale.

A Tokyo, dimanche 8 septembre, tous les médias, télévisions, journaux, panneaux d'affichages, enchaînent éditions et programmes spéciaux, on frise la saturation.

Pour soutenir le gouverneur de Tokyo, le premier ministre Abe Shinzô avait fait le déplacement à Buenos Aires. Dans son discours devant le jury, il n'avait pas prévu de parler de Fukushima mais la délégation sur place lui fit comprendre que, plutôt d'attendre les inévitables questions à ce sujet, il valait mieux prendre les devants. Même si les membres du comité olympique, pour diverses raisons, avaient déjà fait leur choix (stratégies européennes pour 2024, inquiétudes sur la situation sociale et économique en Turquie, garantie et sécurité assurées en choisissant le Japon -le nucléaire fait moins peur que l'islam -), personne ne pouvait complètement éluder la question de Fukushima après le feuilleton des fuites d'eau radioactives pendant tout l'été.

Dans un anglais laborieux, Abe assura donc à certains qui s'inquiétaient à propos de la centrale de Fukushima, que la situation était sous contrôle. Que l'eau contaminée ne sortait pas des limites du port de la centrale, et que surtout Tokyo n'était en rien concerné par ce qui se passait là-bas. Il conclut en disant que, sous le ciel bleu de la ville de Fukushima, les enfant jouaient au ballon et que la désignation de Tokyo serait une grande joie pour eux, un réconfort pour tous les habitants de la région touchée par le séisme et le tsunami de mars 2011.
Le site de la ville de Fukushima, entre rivière et montagnes. La rivière Abukuma accueille en hiver de nombreux cygnes et canards qui descendent de Sibérie... 福島市に於ける阿武隈川
Images Sb prises le 11 mars 2013

Les habitants de la région concernée en premier lieu, mais aussi beaucoup de personnes à Tokyo, ont été consternés par de tels propos mensongers. Les pêcheurs du département de Fukushima, interdits d'activité à cause de la contamination des eaux du littoral, ont fait savoir leur colère. C'est leur situation qui est niée ! Lundi 9 septembre, lors de la conférence de presse hebdomadaire sur la situation à la centrale de Fukushima, les journalistes ont demandé aux responsables de Tepco en face d'eux s'ils pouvaient confirmer les propos du premier ministre. Gros embarras. Le gouverneur de la préfecture de Fukushima a fait connaître aussi sa stupeur et a annoncé qu'il interprétait les propos de Abe comme un engagement du gouvernement et de l'Etat à prendre la responsabilité totale du chantier, décrit comme "un hôpital sur un champ de bataille" par un dirigeant de Tepco. 
Sous le ciel bleu de Fukushima, toutes les écoles, les crèches, les jardins publics sont équipés d'appareils qui mesurent la radioactivité
Photos Sb prises le 11 mars 2013
Pendant ce temps, les eaux souterraines qui descendent des montagnes vers la mer, continuent à se charger de cesium et de tritium en passant sous la centrale. Les divers moyens mis en oeuvre pour essayer de bloquer ces flux ont tous échoué, d'autres vont être tentés comme congeler les sols pour former une barrière, après l'échec du mur de béton ou de l'injection de gélifiants. Au coup par coup il faut inventer des réponses à des problèmes inconnus et mal cernés, aucune solution globale n'est disponible. Les centaines de réservoirs d'eau encore plus contaminée (fuyant aussi) qui occupent aujourd'hui la majeure partie du site et des ouvriers, représentent d'après un spécialiste un danger potentiellement plus préoccupant que les eaux souterraines. Et vendredi 13 septembre, de la vapeur blanche dont la cause reste inexpliquée a été à nouveau observée.
Des réservoirs qui s'étendent à perte de vue... 汚染水を移送するための 緊急時用タンク
Photos du site de Fukushima publiées par le Japan Daily Press
Bref, ça fuit, ça fume, ça coule, tous les projecteurs sont braqués sur Fukushima, peut-être pendant peu de temps, mais la dimension des problèmes apparaît très crûment depuis la désignation de Tokyo par le CIO.
L'attitude offusquée des autorités devant les dessins du Canard Enchaîné (qui ont fait la une des journaux japonais) montre que la situation est peut-être sous contrôle mais qu'il suffit de peu pour faire déraper cette belle assurance.
Dessin du Canard Enchaîné paru le 11 septembre

 
Fuku-chan, mascotte proposé par un Américain. Le mauvais esprit est bien partagé... アメリカ人が提案したフクちゃんというロゴとキャラクター

samedi 25 mai 2013

Sur les traces des routes et déroutes de Nicolas Bouvier au Japon... 日本に於ける二コラ・ブヴィエの凸凹道

Séjour à Kyoto, avec la visite d'une petite exposition consacrée à des photographies prises par Nicolas Bouvier au Japon en 1955/1956, dans le cadre d'une belle initiative, Kyotographie, qui présentait des œuvres photographiques dans des lieux divers et variés, temples, maisons, galeries... Une occasion de découvrir la ville en même temps que des photographes.
Entrée de Yûisai Kôdôkan... 有斐斎 弘道館

Nicolas Bouvier (1929-1998) est l'auteur d'un ouvrage devenu mythique, L'usage du monde, écrit après une traversée de trois ans sur les routes vers l'Orient, depuis sa Suisse natale jusqu'à Ceylan. Ce livre, publié en 1963, ne rencontra pas la reconnaissance du public. Personne dans son "horizon d'attente", malgré quelques bonnes critiques mais l'absence de distribution en France.  
Encalminé sept longs mois dans l'île de Ceylan qui lui fut maléfique (il réussira à en tirer 25 ans plus tard Le poisson-scorpion qui le fera connaître en 1982), Nicolas Bouvier s'en extirpa pour arriver au Japon où il débarqua à Yokohama en 1955.

Il reste un an à Tokyo où il vit très chichement, parfois indigent dans la ville qu'il ne renonce pas à arpenter, noter, photographier. Il découvre le long d'une ligne de tramway, qu'il ne peut pas prendre faute d'argent, un mur qui va le sauver. Ce long mur en béton estampé de taches d'humidité, avec en soubassement un trottoir, forme une scène où passe et se croise un échantillon représentatif du peuple tokyoïte de l'époque qu'il épingle à coup de Leica : lycéens en petite foulée, femme avec enfant sur le dos, lettré en kimono, canotier et socques de bois, gosses, vieux, ... Ses photos trouvent preneurs dans divers magazines japonais.

 

 
Nicolas Bouvier, Tokyo, 1955/1956


"J'étais misérable, fasciné et heureux... Mon Dieu, pardonnez-moi d'avoir trop aimé ce petit monde, ces longues promenades nocturnes et affolées de bonheur dans le cimetière d'Aoyama et cette boule chaude et légère, ce noeud dans la gorge, cette crampe heureuse qui m'a si souvent empêché de travailler. Tout au bonheur et à la grâce de ma vie pauvre et enchantée. Morts et vivants tout au long de la ligne du tram 7 que je ne pouvais plus prendre, comme vous m'avez compris, comme je vous ai aimés !"

Cité par François Laut, Nicolas Bouvier. L'oeil qui écrit, pp 154-155.

En 1964, Nicolas Bouvier revient au Japon pour y passer à nouveau un an, d'abord à Kyoto, l'ancienne capitale impériale, à la fois un peu surannée et sûre de sa supériorité culturelle, avant de finir son séjour à Tokyo.
Les conditions sont bien différentes : Bouvier a une commande éditoriale à honorer, ce seront ses Chroniques japonaises publiées dans une première version en 1967, un livre à la fois historique, avec des annotations personnelles, et illustrées de ses propres photographies, bref un gros travail. Et il n'est plus seul, il vient en famille avec sa femme, gravide et nauséeuse, et son fils de trois ans. Sa femme a bien du mal à s’accommoder du Japon. On peut la comprendre car la meilleure des bonnes éducations genevoises n'est pas d'un grand recours pour s'adapter aux conditions spartiates de la vie dans une vieille maison japonaise, tour à tour glaciale et pleine de courants d'air en hiver, écrasée d'une moiteur torpide en été. 

Voir ces photos de Nicolas Bouvier m'a donné envie de lire un texte posthume, Le Vide et le Plein. Carnets du Japon, publié en 2004 et resté en plan dans ma bibliothèque. Il s'agit en fait des notes prises lors de ce séjour en 1964/1965, non destinées à la publication, qui révèlent que cette période fut difficile pour Nicolas Bouvier. 
Il s'y montre d'humeur morose et désabusé, en rogne et en proie au doute. 
Tout est décalé, plus rien ne colle. D'abord Nicolas Bouvier constate que le Japon n'est plus le même, le pays pauvre qu'il a connu se transforme à grandes enjambées, et bien sûr, c'était mieux avant, maintenant tout ce bruit, toute cette lumière, ... 
Tout et tous l'agacent, l'indisposent : les choses, les gens, les rituels et les convenances hypocrites qui n'en finissent plus, les paysans au fond de leur campagne avec leurs rites archaïques et alcooliques, les professeurs d'université abscons, les voisins gentils mais au fond pas très intéressants, les fêtes de quartier pénibles, les simagrées des cérémonies, les Occidentaux qui en font des tonnes à propos du zen auquel évidemment ils ne comprennent rien, le plastique omniprésent, le culte du fait main et du geste ancestral. 
Rien ni personne ne trouve grâce à ses yeux, sauf les femmes (dominées mais qui n'en pensent pas moins, auxquelles il s'identifie sans doute), mais il les laisse dans cette catégorie indifférenciée. Il s'agit davantage d'une projection que de réelles rencontres.
Au fond, il sent, dit-il, le Japon fermé. Puis, c'est dit : le Japon est animé d'une haine de l'étranger. Bouvier se joue Lost in translation, la parano guette. Etranger à lui-même, rien ne l'accroche au  monde dans lequel il se trouve.

Nicolas Bouvier évoque au détour d'une page le nœud intérieur qui ne lui laisse que peu de répit et peu d'espoir :
"L'écriture naît d'une illusion : illusion que je suis meilleur que moi-même, plus pénétrant, généreux et sensible. Illusion aussi que je suis capable d'écrire. Lorsque cette illusion est maintenue assez longtemps - comme un révélateur qu'on porte à température - elle devient réalité, j'écris et je m'ajuste aux exigences de l'écriture."
"L'illusion a donc son rôle à jouer dans ma vie : c'est un moteur parmi d'autres, c'est une variété roturière de l'acte de foi dont on ne se sent pas toujours capable. Il y a ainsi des rapports très étroits entre l'illusion et l'édification de l'être, ceci permettant souvent cela."   
En fin de ce volume, il livre sa définition du voyage, texte lucide et irrévocable, comme un testament avant l'heure :
"Trop de gens attendent tout du voyage sans s'être jamais soucié de ce que le voyage attend d'eux. Ils souhaitent que le dépaysement les guérisse d'insuffisances qui ne sont pas nationales, mais humaines, et l'ivresse des premières semaines où, tout étant nouveau, vous avez l'impression de l'être vous-même, leur donne l'impression passagère qu'ils ont été exaucés. Puis quand le moi dont ils voulaient discrètement se défaire dans la gare du départ ou dans le premier port les retrouve au détour d'un paysage étranger, ce moi morose et solitaire auquel on pensait avoir réglé son compte, ils en rendent responsable le pays où ils ont choisi de vivre.
Le voyage ne vous apprendra rien si vous ne lui laissez pas aussi le droit de vous détruire. C'est une règle vieille comme le monde. Un voyage est comme un naufrage, et ceux dont le bateau n'a pas coulé ne sauront jamais rien de la mer. Le reste, c'est du patinage ou du tourisme."

Pour nous consoler, quelques images de Kyoto en ce mois de mai ensoleillé. Les sudare de jonc devant la fenêtre, les ruelles, les vœux accrochés au saule pleureur d'un sanctuaire, les pousses de bambous arrangées par le marchand de légumes, les toits d'un des innombrables temples de la ville. 
Le patinage touristique, avec du soleil et un agréable compagnon de route, ça n'est pas si désagréable.

lundi 22 avril 2013

Mise en abyme... 笑う牛

On n'arrête pas le progrès...

La vache qui rit, notre premier fromage industriel inventé en 1921, est arrivée au Japon.
En chemin, elle s'est mise à l'anglais. Encore un coup bas porté au rayonnement de l'exception culturelle française.
Pourtant, sur la boîte est indiqué bien en évidence フランス直送 "Arrivage direct de France".
 
Takeuchi Hirotaka, alpiniste professionnel...竹内というプロ登山家
Pour Takeuchi Hirotaka, premier et unique alpiniste à avoir gravi les 14 plus hauts sommets du monde, la vache qui rit à un effet contagieux garanti (photo issue de son site).


Le printemps aussi est arrivé, entre autres, sur le campus de Waseda.

Massif d'azalées... つつじの茂み
Feuillages nouveaux à Waseda... 早稲田大学の新緑

samedi 6 avril 2013

Voyage à Ishinomaki, dans le Tôhoku... 石巻への旅

A la fin du mois de mars, j'ai passé quelques jours à Ishinomaki dans la région du Tôhoku, nord-est du Japon touché par le séisme puis le brutal  tsunami du 11 mars 2011. 
Donc juste deux ans après le cataclysme qui a particulièrement touché Ishinomaki puisqu'il y fit 3097 victimes et 2770 disparus sur une population de 164 000 habitants (la commune est vaste et regroupe en fait un ensemble de six villes qui ont fusionné en 2005, en littoral d'une baie équivalente en superficie à celle du Mont St Michel). 
Au total, dans tout le Tôhoku, on déplore 18 000 victimes et disparus, dont presque le tiers sur le territoire de Ishinomaki, ce qui est énorme.

Ishinomaki se situe à l'embouchure d'un petit fleuve côtier, la Kawakami-gawa. Ses alluvions ont créé la baie et la plaine littorale, alors que partout ailleurs la côte est extrêmement découpée et escarpée. Ce site est donc plus propice à l'implantation d'équipements portuaires, d'industries (dont une grande papeterie qui a repris ses activités), d'entrepôts ; le lieu semble favorable à l'essor d'une ville.

Plan simplifié du site... 石のマップ
La ville-centre, le noyau ancien de Ishinomaki, s'est développé au sud du fleuve (à gauche sur le dessin), dans le triangle défini par le fleuve, trois collines, (la gare et la voie ferrée en haut) autour de deux rues commerçantes parallèles au cours d'eau (quartiers 立町 et 中央 sur le dessin)
Le dessin est très approximatif, mais entre les collines et la mer, la distance est de 1,5 km à 2 km.
Ces hauteurs sont sacrées, avec en leur sommet des sanctuaires shinto indiqué sur le dessin par des portiques rouges, torii. Plantés de cerisiers, ce sont des parcs, des lieux de promenades qui forment des belvédères avec une vaste vue sur le littoral. Et qui ont joué le rôle de précieux refuges pour nombre d'habitants en contrebas. 
Aux pieds de ces collines, côté mer, donc en dehors de la ville à l'origine, ce sont des temples bouddhiques qui se sont établis avec des cimetières, puisque c'est le bouddhisme qui prend soin des morts.

Cette implantation originaire est claire : la ville des morts bordaient la ville des vivants, celle-ci en retrait, en deça des collines qui en forment les bornes sacrées et protectrices. Au-delà, côté mer, on ne résidait pas.
Le long du littoral, en plus de la pêcherie qui a toujours existé, se sont installés des usines, des entrepôts, des conserveries, puis peu peu, l'espace entre les collines et la mer s'est construit, jusqu'à se combler entièrement de maisons, de lotissements, d'écoles, en oubliant le danger des tsunamis pourtant connus et répertoriés par des chroniques historiques, des pierres dressées, ou... la mémoire des anciens car le précédent tsunami ravageur date de 1933. 
 
Vue depuis une colline, avec les cimetières...

Dans cette plaine littorale, les vagues du tsunami ont tout balayé sur leur passage comme fétus de pailles. La mer a pénétré jusqu'à 5 km à l'intérieur des terres, remonté le fleuve, inondé la moitié de la ville, détruit les maisons par milliers, laissé 30 000 personnes sans abri, et fait près de 6000 victimes. 

En deux ans, tout a été dégagé, nettoyé, trié. Il ne reste au bord de la mer qu'un petit tas d'automobiles empilées qui attendent à leur tour d'être désossées. De nombreuses activités de production ont redémarré après reconstruction de leurs locaux. Et bien sûr, la zone basse est interdite de construction.
Le même lieu maintenant et juste après le tsunami...
En cette fin d'hiver, une herbe sèche et jaune recouvre ces terrains vagues, et les cimetières, qu'on ne voyait plus au milieu des quartiers d'habitations ont pris un relief nouveau.
 
 
Petit autel en mémoire de victimes à l'emplacement de leur maison

Une école primaire du quartier dévasté
Et dans la cour devant cette école...
Le bâtiment de cette école va être conservé en tant que trace et témoignage de la violence des événements. Comme il se trouve au pied d'une des collines, tout le monde a pu s'enfuir.
En nous rapprochant du bâtiment, fait étonnant, nous découvrons un groupe d'enfants avec leur coach adulte qui font leur entraînement de baseball du samedi matin ! La cour a été remise en état, et... la vie continue.

La vie reprend, sans doute loin d'être facile, mais malgré le traumatisme qu'elle a vécu, Ishinomaki n'est pas une ville triste, ce n'est pas une ville à moitié rayée de la carte et à la peine, ce n'est pas une ville écrasée par son fatum et par l'immensité de la tâche.

Au Japon, les constructions humaines, les villes, tenues pour périssable comme toute chose, après chaque désastre, se relèvent à l’image de la nature qui se régénère. Cette façon d’accepter l’impermanence comme un état de fait n’est pas du fatalisme mais plutôt tient d’une forme de vitalisme, source d’attitudes pragmatiques et positives, littéralement constructives, car l’écoulement des choses, ou leur écroulement, est toujours à l’origine du nouveau. Cette attitude, qui n'est pas déni, est aussi à l'opposé du dolorisme.
Quelle leçon de voir ces gamins jouer à cet endroit précis ! et y aurait-il une meilleure façon de montrer qu'on ne se laisse pas écraser par le destin ?
Une des rues commerçantes du centre ville...
L'état de cette rue après le passage du tsunami, panneau de photos dans une vitrine...
Dans les rues commerçantes du centre ville, l'eau est montée jusqu'à hauteur du premier étage des bâtiments. Ce sont des bénévoles venus de tout le Japon, étudiants, associations de commerçants, particuliers, qui ont aidé les habitants à sortir les gravats, nettoyer la boue. Les bâtiments trop endommagés ont été démolis, les parcelles vidées, les revêtements de sol refaits. 
Borne qui indique le passage du tsunami...
Dans cette autre rue, les trottoirs viennent d'être pavés et les arbres replantés. La stèle en pierre grise a gauche indique la date du passage du tsunami.
Plaque posée dans la rue : "Grace à vous tous,  les rues sont belles"
Cette plaque installée sur le trottoir fait la liste des dizaines d'organisations venues pour aider et les remercie.


Une parcelle vide est devenue parking à vélos, ornée par des enfants d'un mur peint et de pots de fleurs

Dans les parcelles vides, de nouveaux usages et paysages provisoires apparaissent. Même si une inquiétude de fond demeure : beaucoup des maisons détruites appartiennent à des personnes âgées qui ne vont certainement pas se lancer dans des projets de reconstruction. Que va-t-il advenir de ces parcelles vacantes ? Et de la ville à plus long terme ?

Café-terrasse construit à partir de deux containers
Le design de ces containers transformés en café est particulièrement réussi. L'intérieur est aussi très agréable. Au fond de la terrasse, les étagères permettent de proposer des plantes à la vente pendant la belle saison.
Le patron, originaire de la ville mais parti à Tokyo, a décidé de rentrer au pays, à la fois pour s'occuper de son père âgé et apporter son soutien à la ville. Il garantit que l'été, sur sa terrasse, les soirées sont délicieuses à profiter de la brise de mer et de la bière fraîche...

Restaurant du marché au poisson...
Dans ce marché aux poissons du centre, entre les différents étals de poissonniers qui proposent leurs produits, des stands ont été installés pour permettre à des restaurateurs du quartier qui ont perdu leur magasin de vendre des plats préparés. Puis, au milieu, des tables et des chaises pliantes ont été dressées et c'est devenu un des endroits les plus sympathiques de la ville pour déjeuner. On choisit son assortiment de poissons, fruits de mer, avec des soupes ou légumes sautés, salades, etc... C'est convivial, très bon marché, fait sur place et délicieux. Sur cette photo, la dame qui tient le petit garçon a perdu sa maison et son outil de travail, un restaurant de viande grillée, mais au lieu d'attendre la fin de la reconstruction, elle participe à l'activité de la halle aux poissons devenue popote du centre ville.

Bashô a écrit : 
"Le grand poète marche trente-six pas
La poésie est faite de trente-six poèmes.
On ne doit jamais revenir en arrière. Quand on avance, le coeur se renouvelle et finalement ne pense plus qu'à aller de l'avant"
(écrit vers 1702)