« Faire d'un événement, si petit soit-il, la chose la plus délicate du monde, le contraire de faire un drame, ou de faire une histoire. »

Gilles Deleuze, Dialogues

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dimanche 25 novembre 2012

Paysages du lac de l'Ouest à Hangzhou... 杭州にある西湖の風景

Hangzhou, simple ville de rang "sous-provinciale" à 190km au sud-ouest de Shanghai, 6 millions d'habitants.
Hérissée de grues, traversée de boulevards extra-larges, agitée de milliers de chantiers, sillonnée d'encore plus d'autos et de mobylettes électriques, Hangzhou est une ville chinoise bien de son temps.
Le front de ville en arrière plan du lac de l'Ouest... 西湖の奥杭州のスカイライン

Cité issue d'un riche territoire producteur de riz, de soie et de thé, elle connut plusieurs heures de gloire, et fut même la capitale au XIIIe siècle de la cour des Song du sud, si bien qu'un poète déclara qu' "Au ciel se trouve le paradis, et sur terre, Hangzhou et Suzhou (ville voisine)". Marco Polo, sorte de "touriste italien" d'après un de nos hôte chinois, la désigna "plus belle ville du monde" en la découvrant.
A Hangzhou, encore aujourd'hui, Marco Polo et son commentaire élogieux sont servis aux visiteurs européens. Sans oublier de préciser que Marco Polo ramena de Chine dans son pays natal beaucoup de choses : trinquer en faisant tchin-tchin, les spaghettis, les raviolis, les ponts arqués comme ceux de Venise, la brouette, etc. Bref, sans la Chine, l'Italie et donc l'Europe ne seraient pas ce qu'elles sont.
Marco Polo n'avait pas apporté avec lui la cafetière espresso, mais maintenant la chaine de café Starbuck's fondée à Seattle sur la côte ouest des Etats-Unis sur le modèle d'un bar milanais, est en train de corriger cela à la vitesse du TGV (ou du shinkansen).

Sa beauté spécifique, Hangzhou la doit essentiellement à son lac de l'Ouest, d'environ 15km de pourtour, bordé par la ville sur un côté et entouré de collines et de monts sur les trois autres.
Ce lac, œuvre de la nature et des humains, était à l'origine une lagune en bordure du fleuve Qiantiang qui a été endiguée, creusée et redessinée à partir du VIIIe siècle jusqu'à... aujourd'hui. Le lac avec ses environs boisés jouait le rôle d'un énorme réservoir d'irrigation pour les cultures, en même temps qu'il devint source d'inspiration pour les peintres et les poètes. Et aujourd'hui, site classé au Patrimoine mondial depuis 2011, ce qui représente le sacre de la reconnaissance internationale et le Graal du tourisme mondial, il attire des millions de visiteurs, très majoritairement chinois. L'excès de sa fréquentation met en péril son calme et menace ses équilibres. 
Monument commémorant le classement au Patrimoine mondial de l'humanité et karaoke, côté front de ville très vivant et animé par les activités des habitants
Au cours de son histoire, le paysage minutieusement travaillé, rythmé, a été amplifié par des créations : îles-jardins formées de bassins-miroirs ; chaussées bordées de saules et de pêchers, ponctuées de ponts en demi-lune, qui permettent de traverser le lac entre deux eaux et le ciel ; promenades boisées au long des rives ; pavillons et pagodes avec leurs fameuses toitures aux angles retroussés, disposés sur les hauteurs pour marquer les lointains quand on est au bord du lac, et offrir des vues panoramiques depuis leurs  terrasses. 
C'est bien beau tout ça, mais est-ce que j'ai pas reçu des mails ?
Dix lieux arrangés sur le pourtour du lac, nommés par des expressions poétiques de quatre sinogrammes inspirées de peintures, constituent comme un enchaînement de dix scènes 西湖十景 offrant des vues idéales, où le ciel, l'eau, et les humains, bref le monde, s'accordent de la manière la plus parfaite. Leur traduction en français produit un lyrisme appuyé, alors que dans la langue originale, seulement quatre caractères juxtaposés, d'une grande économie de moyen, créent toute une constellation de sensations autour d'une image. Par exemple, 柳浪聞鶯, écouter le chant des loriots dans les saules ondoyants. Ou bien 花港觀魚, contempler les poissons dans le bassin des fleurs (il s'agit de carpes dans un bassin entouré de pêchers).
L'île-jardin dite des "Trois étangs reflétant la lune"... 三潭印月と言う島にある庭園

Il semble que ce processus qui consiste à nommer un lieu par un nom poétique inspiré d'une peinture de cet endroit (ou bien d'un poème par la suite), nom qui en retour joue dans le dessin du paysage pour le conformer à l'image poétique, soit apparu autour du lac de l'Ouest.

La langue japonaise a tiré de l'écriture chinoise cette puissance de condensation plus expressive que descriptive. L'organisation de l'espace, et de la pensée, car la langue nous permet d'énoncer nos idées et de penser, retire de cette spécificité linguistique une préférence pour l'enchaînement, l'agrégation, la superposition, la fluidité, sans chercher à tout prix le sens d'une composition d'ensemble, ou la hiérarchie des parties et du tout.

La renommée du lac de l'Ouest sis à Hangzhou va se diffuser dans toute la Chine où les lacs de l'Ouest se multiplient, dans la nature ou dans les jardins, comme par exemple au Palais d'été près de Pékin avec le lac Kunming. Puis elle va traverser la mer et arriver jusqu'au Japon où ce paysage irrigue, de manière très condensée et miniaturisée, encore d'autres jardins, comme des jeux de reflets sans fin.  
Une des chaussées traversant le lac...
Bai Juyi (772-846), lettré et haut fonctionnaire envoyé par l'empereur pour gouverner la région en proie à la corruption (déjà) qui pervertissait la gestion des digues privant d'eau les paysans, écrivit:

Il est possible d'avoir la manie d'aimer la nature,
Mais, il est incroyable d'en souffrir comme du mal d'amour !
Puisque j'avoue être atteint d'une telle maladie,
Vous pouvez imaginer la splendeur que le Lac de l'Ouest offre !

A son départ, après avoir traversé une dernière fois le lac avant de prendre la route, il laissa au batelier ce message :

Depuis que j'ai quitté les montagnes et les eaux du fleuve Qiantang,
Je n'ai plus le goût ni à boire ni à rimer.
Que cette barque, au retour, transmette mes sentiments
Au vent et à la lune du Lac de l'Ouest.

Le temple Lingyin, monastère zen... 灵隐寺、有名な禅寺

vendredi 3 août 2012

Avignon recrute un Directeur de la culture... アヴィニョンを通って行って

En ce début du mois d'août, de passage à Avignon, je feuillette un hebdomadaire culturel et je tombe par hasard sur cette annonce publique :

La Ville d'Avignon recrute pour son Département des Affaires Culturelles
Un Directeur de la culture (h/f)
Porte de la Maison Jean Vilar avec l'affiche commémorant le centenaire de sa naissance en 1912

La coïncidence pique ma curiosité et me fait entreprendre la lecture de l'annonce qui débute ainsi :
La ville d'Avignon est une ville d'exception en matière culturelle en raison de la richesse de son patrimoine historique et culturel mais aussi en raison de la présence sur Avignon de diverses entités de qualité, dédiées à la promotion, la diffusion et le développement des arts et du spectacle vivant. (sic)

Après cette élégante phrase introductive, la suite de l'annonce énumère en sept points la liste des tâches dévolues au futur directeur. On y parle de mission, d'élaboration (2 fois), de direction (2 fois), d'action culturelle (2 fois), d'organisation, d'évaluation, d'impulsion, de coordination, d'animation, de participation, de définition, de supervision, de gestion, de promotion ; sans oublier le renouvellement et le développement, le pilotage (3 fois) et les partenariats, la politique et la stratégie.

La une de Vaucluse-Matin du 3 août : Retour aux sources à la Fontaine de Vaucluse (connaissance de l'environnement territorial)

Puis, en une seule et même phrase (12 lignes dans l'annonce), la conclusion décrit le profil attendu :
De formation supérieure en politique culturelle ou/et expérience indispensable d'une direction des Affaires culturelles d'une commune de strate équivalente ou d'une direction d'établissements culturels d'envergure équivalente, vous avez une expérience significative en pilotage de la conduite de politique culturelle et de projets à un niveau stratégique, une expérience en management d'équipes pluridisciplinaires, une connaissance de l'environnement territorial et parfaite maîtrise des cadres réglementaires administratifs et RH, financiers et de la commande publique, une parfaite connaissance des institutions culturelles, et êtes doté d'une grande disponibilité. (resic)
Que penser de l'inanité d'une telle annonce ? Que dire de cette caricature de jargon administratif et de novlangue managériale ? Que déduire de l'indigence du contenu et de l'incorrection de la forme ?

Vitrine de la librairie "La mémoire du monde" : Artistes Sociétés Territoires ; Culture ou mise en condition ? Les Défiguratifs ou le Monstre dans l'Art. Bien vu, à envoyer à la mairie.
Soit les services administratifs avignonnais sont d'une grande médiocrité et auraient intérêt à profiter de ce recrutement pour aussi enrôler un rédacteur (h/f) qualifié. Soit la ville se contrefiche de cette annonce - pure obligation - car elle a déjà son candidat pressenti. L'un n'empêchant pas l'autre.

Mais enfin, lorsqu'on se présente soi-même comme "une ville d'exception en matière culturelle", ça la fiche un peu mal.

Plan du centre historique d'Avignon représenté comme une île détachée du reste de la ville (les trois-quart de la commune) qui n'existe pas, même pas amorcé.  
"En désespoir de cause nous nous étions dirigés à l'intérieur de la ville, et plus nous progressions à l'intérieur de cette ville, plus les quartiers étaient délabrés et pauvres. La société française et le territoire français ne sont qu'une vitrine, pensai-je."
Christophe Pellet, La Conférence (2008)