« Faire d'un événement, si petit soit-il, la chose la plus délicate du monde, le contraire de faire un drame, ou de faire une histoire. »

Gilles Deleuze, Dialogues

lundi 3 octobre 2011

Un vrai problème enfin reconnu... 漸く認められた真の問題

Vendredi soir à 19h30, la chaîne généraliste de la NHK, télévision publique, a diffusé une émission spéciale d'une heure et quart consacrée aux inquiétudes liées à la contamination des aliments. Avec un décrochage régional, la question a donc été traitée à l'échelle du Kantô, région de Tokyo, selon un dispositif classique de la NHK : un plateau en direct avec deux journalistes, deux experts dont un scientifique et un représentant de l'administration, et une invitée jouant le rôle de Candide, de vous ou moi, une ancienne joueuse de football mère d'une petite fille. Et surtout beaucoup de reportages très précis sur des situations concrètes montrant cette inquiétude, voire angoisse qui monte autour des produits agricoles, avec les réponses bricolées par les acteurs concernés. 

Les reportages de la NHK jouissent d'une grande réputation de sérieux, par exemple Tchernobyl, une herbe amère, réalisé en 1998 par les services de la NHK à Hiroshima (pas de hasard...) a été primé dans de nombreux festivals et est considéré comme un des meilleurs documentaires sur le sujet. On peut le trouver sur ce site.

L'émission de vendredi était interactive, les téléspectateurs pouvaient envoyer des emails lus régulièrement ou des twitts qui s'affichaient en bas de l'écran, et on pouvaient répondre à quelques questions à l'aide de sa télécommande. Je me suis prise au jeu, et avec plusieurs dizaines de milliers de personnes, j'ai participé à ce type de sondage dont peut résumer ainsi les résultats : environ 80% des téléspectateurs ne font pas confiance aux contrôles gouvernementaux et ils jugent nécessaire un affichage précis des becquerels pour chaque produit, tel que le pratique un magasin de fruits et légumes qui a fait l'acquisition d'un appareil de mesure de laboratoire. Depuis la mise en place de ses propres contrôles et de cet affichage au becquerel près, ce magasin de produits de qualité - chers - a doublé ses ventes. De même, un restaurant spécialisé dans le bœuf japonais a fait l'acquisition d'un nouveau type d'appareil muni d'un tapis roulant, type portique d'aéroport, pour filtrer tous ses produits et garantir à la clientèle des plats sains. 
Boucherie Becquerel, 113 rue de Rivoli, Paris.... パリにあるベクレル肉屋
Même le journaliste a semblé un peu sonné par ces chiffres de défiance. Inutile de dire que le fonctionnaire de service a dû ramer, en pure perte, pour essayer de montrer que tout était mis en œuvre pour assurer la sécurité et le scientifique n'a pu qu'approuver le fait que l'affichage du taux de contamination pour tous les produits était impossible. C'est bien là le problème. 

Déjà la diffusion d'une telle émission montre que l'ampleur des questions et leurs conséquences dans la vie quotidienne commencent à être vraiment prises en compte. Et que le mauvais goût de la campagne lancée par le Ministère de l'agriculture et de la pêche fin avril sur le thème "Soutenons les régions sinistrées en mangeant (leurs produits)" ne passe pas.
Préfecture d'Iwate, novembre 2008... 岩手県2008年11月
Pourquoi maintenant ? Parce que les récoltes des régions septentrionales occupent les étals et donc nos assiettes, et bientôt la récolte du riz nouveau va arriver dont une grande partie provient de ces territoires rizicoles. Cette année, le gouvernement a autorisé la plantation dans les rizières restées en dessous d'une limite de contamination en césium de 3000 bq/kg de terre, pensant que cette mesure suffirait car depuis l'accident de Tchernobyl et l'expérience tirée, il semble que le ratio de radioactivité passant du sol vers les racines des plantes soit faible (O,1 pris en compte au Japon). Or, les échantillonnages qui sont faits régulièrement depuis septembre révèlent que dans certaines parcelles le riz produit dépasse largement la norme fixée à 500 bq/kg, il est donc impropre à la consommation, ceci pas seulement dans la préfecture de Fukushima mais aussi dans celle de Saitama jouxtant Tokyo. Comment être sûr que ce riz ne sera pas écoulé ? Mélangé ? 

Le riz a un rôle essentiel dans l'alimentation japonaise, on l'achète par sac de 5kg et on en mange deux à trois fois par jour, tous les jours, d'où la crainte d'un effet cumulatif de substances toxiques. Le riz porte toute une symbolique vitale, même sacrée ; en chaque grain de riz demeure un kami, esprit divin shinto. Le Japon importe une grande partie de son alimentation mais a travaillé pour construire après guerre son autonomie alimentaire en riz, garantie d'indépendance et bien précieux aujourd'hui menacé.
Préfecture d'Iwate, novembre 2008... 岩手県2008年11月
Du coup, on voit des producteurs qui vont eux-mêmes dans les laboratoires très sollicités (le malheur des uns...) porter leurs échantillons pour pouvoir prouver à leurs clients que leur production est saine. Mais même ainsi, certains abandonnent leur fournisseur habituel pour du riz d'une autre région. Un agriculteur, peiné, explique qu'il comprend cette réaction et que lui aussi réagirait peut-être bien de la même façon.


La question de la validité de l'échantillonnage a aussi été clairement posée avec l'exemple de la ville de Yokohama, où justement un bogue a fait arriver de la viande contaminée dans les assiettes des cantines scolaires. La municipalité a donc mis en place un système de contrôle : chaque jour, un produit d'un fournisseur est contrôlé. On voit le jour de l'enquête de la NHK, le distributeur testé apporter au labo un échantillon de concombres, sorti blanchi. Mais il y a plus de 370 écoles primaires publiques à Yokohama (ville de 3 600 000 habitants) qui font chacune appel à plusieurs fournisseurs. Le contrôle revient à tirer un brin d'herbe dans une prairie.
La solution pour une mère de famille : préparer des bentos, des boîtes repas, pour ses trois enfants. Elle se lève à 5h30 tous les matins. Elle explique non sans émotion qu'elle pense à leur avenir, et que c'est une question de conscience, elle ne veut pas avoir dans le futur à porter le poids d'une négligence évitable. La dérogation à la cantine n'est plus considérée comme une pratique marginale, parfois mal vue, elle est présentée avec de solides arguments à la télé à une heure de grande audience.
Préfecture d'Iwate, novembre 2008... 岩手県2008年11月




Ce que j'ai appris au cours de cette émission me permet par la même occasion de relever des affirmations contestables de notre conseiller nucléaire en poste à l'Ambassade de France (1), très présent sur le terrain (réunions au lycée français, colloques). Sur ces questions d'alimentation il relaie le discours officiel japonais, tout est sous contrôle, faisons confiance aux autorités japonaises, et suivons les prescription de l'IRSN en variant notre alimentation. 
J'ai eu deux fois l'occasion de l'écouter et je peux relever deux imprécisions dans ses propos. D'abord il répète cette "vérité établie" post-Tchernobyl, que soit-disant peu de radioactivité passe de la terre aux plantes. Il s'avère que ce n'est pas le cas avec le riz, ni avec d'autres légumes au Japon. Ensuite, à une question qui lui a été posée sur la norme japonaise de 500 bq/kg, il a répondu que la règle générale était de 1000 bq/kg donc par rapport à beaucoup de pays, le Japon applique une règlementation plus stricte. J'ai appris vendredi soir que le fameux Codex Alimentarus mis en place par la FAO et l'OMS en 1963 pour fixer les normes alimentaires (Codex très contesté aujourd'hui car servant un peu trop les intérêts de l'agriculture productiviste) a fixé la limite à 1000 bq/kilo, mais que, par exemple, l'Union Européenne a fixé celle-ci à 200 bq/kg. Les normes les plus basses ont été mises en place en Ukraine (40 bq/kg). Cette norme ukrainienne a d'ailleurs été adoptée par certains lieux de vente japonais, la mesure des becquerels étant en train de devenir ici un outil de marketing.
Préfecture d'Iwate, novembre 2008... 岩手県2008年11月
En conclusion, ces reportages, les réactions des téléspectateurs ont révélé le degré d'anxiété qui est en train d'envahir la région de Tokyo et l'échelle des difficultés. Et qu'enfin un virage a été amorcé avec la prise en compte de cette angoisse par les autorités, angoisse accompagnée d'un refus : pourquoi devons-nous accepter de manger des becquerels ?


(1) C'est un ingénieur du CEA (j'ignore sa spécialité) qui relaie la doxa officielle du Gouvernement français (il est payé pour cela) : nous continuons ET l'énergie nucléaire ET le développement des énergies alternatives ; l'explosion de Centraco à Marcoule est un accident industriel non pas nucléaire (c'est pour cela sans doute que l'ASN l'a classé de niveau 1). Il est chaleureux et bon orateur, a une épouse japonaise et une petite fille de 20 mois auxquelles il fait souvent référence, et il sait très bien adapter son discours à son public. Il nous incite vivement à nous informer par nous-même, et d'ailleurs trouve que les gens de l'ACRO (ONG française qui fait des mesures au Japon) font un boulot formidable.

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