« Faire d'un événement, si petit soit-il, la chose la plus délicate du monde, le contraire de faire un drame, ou de faire une histoire. »

Gilles Deleuze, Dialogues

jeudi 22 décembre 2011

Les radiations vues par une graphiste japonaise... 赤つぶつぶの絵


"Si les radiations étaient visibles, si les radiations étaient des points rouges, voila ce qu'on verrait réellement."

Ce film a été réalisé par Yugi Misato, une illustratrice de Tokyo. La musique et les textes des raps ont été composés par les élèves d'un lycée de New York, Harlem Renaissance High-school.
Dans la dernière partie, un jeune rape en français. 
Les images, minimalistes, enchaînent des scènes, des paysages, tous irradiés, qui font références aux situations vécues depuis le 11 mars : pollution de l'air, de la mer, des aliments, du riz, des forêts, des champignons, de tous les êtres vivants, contrainte de consommer des produits contaminés, etc.
Apparaît une évocation de Hiroshima et de "Pluie noire" (1970), récit de Ibuse Masuji, qui raconte les conséquences de l'explosion atomique sur la vie quotidienne d'une famille, les peurs engendrées par la pluie noire radioactive tombée après la bombe et la discrimination vis à vis des victimes. De telles phénomènes ont ponctuellement surgi ces derniers mois : hôtelier qui refuse de louer une chambre à des habitants de Fukushima par exemple.

"Que toutes les grandes personnes surmontent tout et protègent toutes les vies."
Au Japon, ce n'est pas le Père Noël qui est en rouge cette année.

Le blog de Yugi Misato : Un jour, un dessin :  http://www.mikanblog.com/

mercredi 14 décembre 2011

Decon, suite sans fin...デコン、完結なし続き

Résumé de la situation pour qui aurait raté un épisode :

Le Japon ne peut se permettre l'option Tchernobyl, c'est à dire condamner une portion de son territoire pour cause de radioactivité.

Le pays se trouve donc dans l'obligation de "nettoyer" (c'est l'euphémisme officiel employé, clean クリーン) de larges étendues et de traiter de monstrueuses quantités de matériaux : végétaux et sols contaminés issus principalement des cinq préfectures autour de la centrale de Fukushima, débris et gravats laissés par le tsunami et pollués par la radioactivité, auxquels s'ajoutent des résidus secrétés de diverses façons par le désastre nucléaire, qui surgissent au fil du temps et bien au-delà de Fukushima.
Seulement dans la zone d'exclusion de 30km, les décombres du séisme et du tsunami atteignent 500 000 tonnes.

Les carpes du mois de mai qui flottent après le tsunami... 津波の後のこいのぼり
L’état prend en charge le "nettoyage" de la zone d'exclusion et de tous les sites où la radioactivité est supérieure à 20 millisieverts/an. Ailleurs, ce sont les municipalités avec des aides financières publiques qui s'occupent de la decon. Des essais sont en cours, eau sous pression, brossage, aspirateurs de feuilles, afin d'élaborer des directives officielles qui seront données en janvier.
Pour réduire les volumes, il est envisagé d'incinérer tout, même la terre, mais les cendres issues de la combustion, concentrées, ont des taux de radioactivité bien supérieurs aux matériaux d'origine. Le Gouvernement a décidé la récupération des cendres chargées de plus de 8 000 Bq/kg pour contrôler leur stockage en containers et éviter les fuites. Les lieux et modes de stockage n'ont pas encore été fixés. Pendant un temps, c'est la préfecture de Fukushima elle-même, fichue pour fichue, qui était désignée pour entreposer toutes les matières indésirables. Devant l'émoi suscité par ce sacrifice consommé, rien n'a été encore tranché. C'est vrai que ce serait une "solution rationnelle" mais c'est aussi une condamnation définitive difficile à assumer, alors qu'officiellement les efforts de "nettoyage" doivent permettre aux habitants de revenir chez eux.

En dessous de 8 000 Bq/kg, les cendres finissent dans les cimenteries, donc in fine mélangées dans du béton, ou bien déposées avec des résidus d'incinération ordinaires dans les comblements artificiels faits sur le littoral, notamment en baie de Tokyo (umetate-chi). 

Le 24 août dernier, il est brusquement apparu que 42 incinérateurs publics, traitant les déchets ménagers ordinaires, répartis dans 7 préfectures dont celle de Tokyo, contenaient des cendres avec des taux de radioactivité supérieurs à 8 000 Bq/Kg. Ils ont dû stopper leurs activités avant qu'une solution ne soit trouvée pour les désengorger. Laquelle ? Je ne sais pas. En tout cas, en ne brûlant que des déchets ménagers ou de jardin a priori "normaux", ces incinérateurs se sont trouvés saturés de résidus radioactifs, et cela jusque dans Tokyo.
Tests de decon professionnelle, préfecture de Fukushima, toit d'une mairie. Eau chaude, eau froide, circuit fermé, huile de coude et couleurs pop. En janvier, des directives vont être données en fonction de ces essais... デコンの専門的なテスト (photo Asahi )

Le même problème avait surgi plus tôt dans les stations d'épuration qui, après les pluies ayant rabattu au sol le nuage radioactif du mois de mars, se sont remplies d'eaux de ruissellement fortement contaminées puis saturées de boues fortement radioactives. La solution adoptée pendant l'été, présentée dans un reportage de la NHK : une dispersion de containers dans de petits sites clos et soi-disant sécurisés, situés par-ci par-là à la campagne, parfois au beau milieu des rizières ; cela, exécuté sans consultations ni informations des habitants, évidemment aussi inquiets que mécontents, qui s'organisent en associations pour pouvoir contrôler les contrôles.

Le Gouverneur de Tokyo (80 ans aux prunes) a décidé, sans aucun débat public, d'accepter des débris contaminés du tsunami en provenance de petites communes du littoral qui n'ont bien sûr pas la capacité d'absorber ces montagnes de déchets (il leur faudrait 20 ans). Ils seront brûlés dans les différents incinérateurs publics de Tokyo, en ville. Le premier convoi est arrivé début novembre et le programme doit se poursuivre jusqu'en mars 2013 pour traiter 100 000 tonnes. Les déchets contaminés sont mélangés avec un ratio de 1/10 avec d'autres. Osaka vient d'emboîter le pas à Tokyo, et comme à Tokyo, l'opposition des populations est très forte. En tout, les trois préfectures littorales (Miyagi, Iwate, Fukushima) ont 22 millions de tonnes de décombres à partager. Finalement, devant les réticences des habitants, la pédagogie est mise en œuvre : premier test d'une série effectué hier 13 décembre, mesures des matériaux, des fumées et des résidus, mise en ligne des données, etc.
Malgré (ou à cause de) ces efforts, les Japonais ont de plus en plus l'impression de servir de cobayes exposés une radioactivité faible mais permanente et généralisée dont on connait mal les conséquences à long terme. C'est ce sentiment qui revient souvent dans les constats sur la situation.

Conclusion à ce jour : la "décontamination" ne fait aucunement disparaître la radioactivité mais ne fait que la déplacer, et donc, la répand partout.

Sur cette question des décombres et de leur dispersement, la vidéo en français sur "les débris maudits du Japon" faite par le journal Aujourd'hui le Japon est un bon résumé.




jeudi 8 décembre 2011

Pensée du jour... 今日の箴言

"L'humanité serait depuis longtemps heureuse, si tout le génie que les hommes mettent à réparer leurs erreurs, ils l'employaient à ne pas les commettre."
Georges Bernard Shaw (1856-1950)

lundi 5 décembre 2011

Décon, le mot de l'année... 今年の言葉とはデコン


Nous avions passo-con, パソコン abréviation en japanglais de personal computer, suivi de mini-con, ミニコン et fami-con, ファミコン pour mini computer et family computer, contenant sans doute des semi-con, セミコン, semi conductors ; nous avions air-con, エアコン pour air conditionner ; zene-con, ゼネコン pour general contractor c'est à dire entreprise de construction générale ; nous avions bodi-con, ボディコン pour body conscious qui qualifie les jeunes femmes vêtues très court et très moulant, apparues dans les euphoriques années 80 de la bulle économique. Et aussi loli-con, ロリコン, pour lolita complex et maza-con, マザコン pour mother complex, designant ceux qui aiment trop les très jeunes filles ou leur maman. 
Bodi-con ou loli-con ?... ロリコンかボディコンでしょうか?
Nous pouvons ajouter à notre collection des abréviations à succès en "con" un nouveau venu qui s'est désormais imposé, et pour longtemps, dans notre paysage lexical et notre environnement quotidien : decon, デコン pour decontamination.
Et voici "la technologie la plus avancée", dixit Hosono Goshi, ministre de l'environnement et de la crise nucléaire des deux derniers gouvernements, en tout cas la plus pratiquée en matière de décontamination au Japon depuis l'accident nucléaire de Fukushima :

                                      
Video diffusée par la NHK, télévision nationale, le 23 novembre 2011. Cette méthode présentée aux médias va être appliquée dans 600 vergers de la préfecture de Fukushima, soit 2 200 hectares. Comme on peut le voir, l'eau récupérée dans la bâche se déverse aux pieds des arbres. Bien souvent, il n'y a pas de bâche.

En ville, à Fukushima mais aussi dans les hot spots découverts à un rythme régulier à Tokyo et dans son agglomération (des points bas, caniveaux bouchés ou dalles, où des eaux de ruissellement stagnantes avec des saletés se sont accumulées concentrant des particules radioactives), c'est la même "technologie" qui est mise en œuvre. Ville et campagne, c'est donc une technique extrêmement adaptative et flexible, que n'importe qui peut utiliser (c'est à dire sans protection ni formation bien souvent). 

Bienvenue chez Kärsher, leader des solutions de nettoyage (c'est leur slogan, regarder le site à la lumière des événements ici, c'est involontairement assez drôle). On pourrait leur proposer : Des banlieues parisiennes à Fukushima, un coup de Kärsher et hop, ça repart.
Comme conclut un pêcheur de Fukushima, entre colère et tristesse : "En voilà une bonne idée, la "décontamination". Mais où est-ce qu'elles vont les matières radioactives une fois qu'elles sont "décontaminées" ? Dans les rivières, et à la fin, à la mer."
Qu'en pensent-ils ?... どう思いますか
Musée d'Art occidental... 西洋美術館

Si malgré sa grande polyvalence le Kärsher n'est pas utilisable, l'autre méthode utilisée (je ne sais comment la qualifie le ministre de l'environnement et de la crise nucléaire) est le grattage. Celui-ci consiste à retirer une couche superficielle de sol, terre, sable ou gazon selon l'endroit. Les lieux fréquentés par les enfants ont été traités assez systématiquement de cette façon, jusqu'à certains endroits à Tokyo : bacs à sable, cours des crèches et écoles, certains jardins publics. Au début, les matériaux décroutés restaient souvent sur place, recouverts d'une simple bâche en plastique. Mais où les mettre ? Qu'en faire ?

Jusqu'à présent, ces opérations de "décontamination", lavage ou grattage, sont souvent effectuées par des équipes de bénévoles (dans les premiers temps même les enfants participaient !) mais un marché se met en place depuis la loi-cadre instaurée en août. Les entreprises de nettoyage sont en train de développer le business de la decon, potentiellement lucratif puisque évalué à un billion de yens, c'est-à-dire 1 000 000 000 000 Yens (10 milliards d'euros environ), proportionnel aux volumes, énormes, à traiter.
Dans la préfecture de Fukushima, les quantités de sols où le niveau de radioactivité est supérieur à 5 000 Bequerel/kg, classés à retirer, sont estimées à 3 millions de tonnes. Le volume des sols et de végétation fortement radioactifs de la préfecture de Fukushima avec les quatre préfectures voisines, est évalué à 29 millions de mètres cubes.

Et il faut ajouter tous les gravats et débris causés par le tsunami et également radioactifs !
Où et comment stocker tout ça ? (A suivre)
Illuminations de Noël à Omotesandô... 表参道のクリスマスのイルミネーション


mercredi 30 novembre 2011

Fin novembre au parc Hibiya... 日比谷公園への11月の終わり

Voici pour finir le mois de novembre quelques photos prises vendredi dernier, le 25 novembre, toujours au parc Hibiya.
Un jour de semaine, les activités et les promeneurs y sont différents.

サラリーマンの昼の休憩
Les employés, appelés salary-man, nombreux dans ce quartier d'affaires et de ministères, viennent déjeuner et profiter du soleil.
On mange le fameux bentô, boîte repas, préparé à la maison c'est très tendance, ou bien acheté sur place. Ombre ou soleil tous les bancs sont occupés.
Les jardiniers ont mis en place sous les pins dans l'étang un dispositif en bambous pour récupérer plus facilement les rameaux taillés et les aiguilles épilées.

五百年の首かけイチョウ
Tout le monde admire en passant le ginko biloba vieux de cinq cents ans, certains lisent son histoire, d'autres le photographient avec leur téléphone portable. Cet arbre était condamné à être abattu au moment de la création du parc, vers 1898, car il se trouvait au milieu d'un carrefour dans ce quartier alors en pleine transformation. Le responsable de la conception du parc, Honda Seiroku, forestier et introducteur au Japon de la sylviculture moderne qu'il était allé étudier en Allemagne, fit le pari de réussir sa transplantation. Il l'organisa lui-même car personne ne la croyait possible et mit un point d'honneur à mettre son poste en jeu : si l'arbre n'y survivait pas, il démissionnerait. L'arbre est toujours là, bien vivant, et il a gagné le surnom de "Ginko-ma-tête-sur-le-billot". En japonais , on dit "se faire couper le cou" lorqu'on perd son job.








"Oasis dans la ville", ainsi est aujourd'hui qualifié Hibiya, or pendant longtemps ce n'est pas la nature que les Tokyoites venaient y chercher mais "le parfum de la ville". En effet, vers 1900 à son ouverture on venait dans ce parc pour y boire du café assis à une terrasse "comme en France", manger au restaurant assis sur une chaise avec une fourchette et un couteau (un des restaurants s'appelle d'ailleurs Bois de Boulogne), se promener à la lumière des tout premiers éclairages électriques installés au Japon, écouter de la musique occidentale -ou militaire- autour du kiosque à musique, voir des parterres de tulipes tout à fait exotiques, bref on venait prendre un véritable bain culturel.

samedi 19 novembre 2011

En croisant Jean-Henri Fabre au parc Hibiya un samedi... 土曜日に日比谷公園でジャン・アンリ・ファーブルとすれ違う

Samedi dernier, je me suis rendue au parc Hibiya, situé en plein centre de Tokyo près du Palais Impérial, pour assister à une conférence du Shimin-kareji, Collège des citadins. Hibiya est le premier parc public conçu comme tel sur le modèle occidental au Japon et son éclectisme syncrétique raconte la mise en œuvre de la modernité, formes et idées, comme un bricolage qui a fait naître un modèle nouveau.
Parc Hibiya, pelouse et parterres... 日比谷公園の花壇と芝生

Le jardin japonais... 日比谷公園の日本庭園
Le Shimin-college, appelons-le ainsi, est un centre culturel régi par la fondation publique qui gère les espaces verts de Tokyo. Il organise des expositions, des cycles de conférences sur des aspects historiques ou environnementaux et diverses formations en rapport avec les parcs, les jardins, la nature en ville : activités pratiques, naturalistes, artistiques, éducatives ou ludiques pour les enfants, formation des guides bénévoles, formation continue des jardiniers professionnels, etc.
Après la conférence, je descends à la bibliothèque spécialisée sur ces mêmes thémes, et à l'entrée, présenté en évidence, je tombe sur ce livre très grand format bien ouvert.


市民カレッジの資料館にあるジャン・アンリ・ファーブルの本

Il s'agit de la traduction d'un ouvrage publié en 1991, Les champignons de Jean-Henri Fabre. L'édition japonaise, en 1992, reprend et annote les amples textes introductifs qui présentent l’œuvre de J.H. Fabre (prononcé Fabulu en japonais) et surtout reproduit à l'échelle d'origine 221 aquarelles que le naturaliste réalisa pendant les sept années de sa vie qu'il consacra à l'étude des champignons. La bibliothécaire m'explique que ce livre est mis en évidence parce qu'il y a beaucoup de champignons dans le parc en ce moment et que les aquarelles sont très belles.
Des associations font même des "sorties champignons", botaniques et gustatives, dans les parcs publics de Tokyo, dont Hibiya. Il existe des peuples, des cultures "mycophages", qui savourent les champignons, et d'autres qui les excluent de leur régime alimentaire, le Japon fait partie résolument des premiers, comme les pays latins d'Europe. Malheureusement, cette année, et bien d'autres ensuite, les cesium 131 et 137 retombés de Fukushima nous privent de ces plaisirs.

Récolte des fruits du ginko biloba, l'amande à l'intérieur du noyau est très appréciée... 銀杏拾いする
Lorsque je suis arrivée au Japon, en comprenant que j'étais française, on me citait, à ma grande surprise, Jean-Henri Fabre (1823-1915) comme le compatriote le plus connu ici. J'étais d'autant plus surprise qu'à l'époque, ça ne me disait rien alors que j'avais passé mon enfance à 25 km de son Harmas de Sérignan, mais aucune sortie scolaire ni familiale ne m'avait amenée jusque là-bas. 
Je ne suis pas la seule, si j'en crois ce texte puisé dans les Chroniques japonaises d'un certain "Fabrice au Japon" :
"C’est en lisant un recueil de récits de Yoko Ogawa, La bénédiction inattendue (paru en 2007), que je suis tombé une fois de plus sur une référence à Jean-Henri Fabre. Je dis une fois de plus car je n’ai jamais autant entendu parler de lui que depuis que je suis au Japon ! Ainsi ai-je rencontré plusieurs fois des Japonais qui m’ont parlé de lui avec respect et admiration, et qui connaissaient sa vie et ses Souvenirs entomologiques sans doute bien mieux que moi, qui suis pourtant originaire du Vaucluse, le département où ce naturaliste a passé une grande partie de sa vie."
Artistes et critique... 芸術家と批評家

Je suis allée à l'Harmas pour la première fois en 1991 accompagnant un couple de Japonais assez âgé qui se faisait une immense joie de découvrir la demeure de Fabre. Devant l'état d'abandon du jardin et le peu de cas fait de quelques documents laissés à disposition, ils n'ont rien dit mais leur silence montrait que cette visite leur laissait une bien étrange impression et beaucoup d'incompréhension. Le gardien pourtant nous avait expliqué que peu de Français avaient entendu parler de J.H. Fabre alors que tous les Japonais le connaissaient.

 
Chasseur de martin-pêcheur... 川蝉の写真家

Les Souvenirs entomologiques de Fabre bénéficient au Japon de quatre traductions, la dernière en date publiée de 2005 à 2009 à l'occasion du centenaire de cette œuvre. La première traduction, toujours éditée, fut publiée en 1922 et établie par Osugi Sakae (1885-1923), penseur politique porté d'abord vers le christianisme et le socialisme, activiste social, syndicaliste et anarchiste radical, défenseur de l’espéranto et de l'amour libre, arrêté lors d'un discours à Saint Denis en 1922, et assassiné par la police politique japonaise en 1923 lors de la confusion qui suivit le grand séisme du Kantô. Fabre a donc été lu et reconnu par la pensée la plus avant-gardiste du début du XXème au Japon.
Dans le même coin du parc... 公園の同じ所
A la suite de cette première traduction, les textes de Fabre ont été introduits dans les programmes scolaires japonais, primaire et collège. Ils sont toujours lus en classe car ils allient valeur littéraire, intérêt scientifique ainsi qu'une approche de la nature que reconnaît la sensibilité japonaise. En France, c'est justement cette forme littéraire qui a tant nui, et nuit encore, entre autres, à la reconnaissance de Fabre. Le débat y est toujours vif à son sujet, sur sa légitimité même, car il n'adhèra pas à la théorie de l'évolution, alors que pourtant son travail et son apport sont maintenant clairement situés dans leur perspective historique. Témoigne de ces débats, la discussion qui s'anime à propos de l'article rédigé dans Wikipedia, critiqué véhémentement comme trop élogieux par certains
En fait, on en veut à Fabre en France parce qu'il n'est pas Darwin et qu'on s'est fait voler la vedette par un perfide Anglais.
Au Japon, le fond culturel animiste qui perdure dans les rituels sacrés toujours vivants du shintoisme et la culture scientifique occidentale s'accommodent fort bien l'un de l'autre. Les textes de Fabre ne sont donc pas déconsidérés parce qu'ils seraient impurs scientifiquement, trop emprunts de poésie et d'une certaine spiritualité. Au contraire, on y est touché par sa vision du monde.
Exposition de chrysanthèmes... 菊の展覧会


De nombreux insectes font partie au Japon de ces éléments signes de saison, saisis par une expression sensible au moment précis de leur apparition éphémère. Ils révèlent, autant que les fleurs, cette émouvante fragilité du monde à laquelle chaque être vivant participe : les lucioles, les libellules, les cigales, les scarabées rhinocéros et les lucanes cerf-volants, les grillons et tous les insectes stridulants de l'automne, les araignées, ... Même le moustique trouve sa place en poésie, faisant ressortir notre grand dénuement et notre vulnérabilité.  
Les grands magasins, style galerie Lafayette, ont en été un rayon "insectes" avec tout le matériel nécessaire à la chasse, filets, boîtes, qui vendent aussi des bestioles pour les enfants qui rentrent bredouilles ou sont flemmards. A l'automne, dans les ruelles de Tokyo, on rencontre souvent de grandes mantes religieuses, vertes ou brunes. Il y a quelques jours, une mère s'arrête avec sa poussette à un feu, l'enfant d'environ deux ans se penche pour observer une mante religieuse qui l'intrigue. Le feu passé au vert, sa mère repart et lui aussitôt se met à brailler : "kamakiri, kamakiri, la mante je veux la prendre !" A à peine deux ans, en plein Tokyo, il sait déjà reconnaître et nommer cet animal. 
On peut se marier aussi à Hibiya, sous le ginko vieux de 500 ans...日比谷公園に行う結婚式

Au jardin d'enfants puis à l'école primaire, les enfants apprennent à reconnaître et attraper, sans les blesser ni se faire blesser éventuellement, nombre d'insectes ou de bestioles, même les larves de libellules avant de vider et nettoyer la piscine au printemps (chaque école primaire publique est dotée d'un bassin de plein air). On joue spontanément avec les cloportes trouvés sous les pierres et qui se mettent en boule dès qu'on les touche. On les appelle d'ailleurs dango-mushi, bestiole-boulette de riz, par analogie avec la forme ronde. Les dango, faits de riz gluant sucré, sont des douceurs très appréciées des enfants, donc rien de répugnant dans ce nom, au contraire. 
Voici la définition du cloporte que donne le Robert :
cloporte , , origine inconnue
Petit animal arthropode (isopodes) qui vit près des habitations sous les pierres, dans les lieux humides et sombres. « fourmillant de cloportes et d'insectes dégoûtants » ().
Vivre comme un cloporte, confiné chez soi.
Individu répugnant, servile.

Les petites bêtes restent des créatures du diable chez M. Robert, dans notre langue et notre imaginaire.

J'ai étudié le guide de l'enseignant associé à un manuel scolaire pour une matière enseignée les deux premières années de l'école primaire (6 et 7 ans), initiation à la fois aux sciences naturelles et à la vie en société (cette association est d'ailleurs parlante). L'approche est basée sur l'observation concrète, le contact direct avec ce qui se trouve autour de soi (repérer, faire pousser, attraper, élever, transformer -les végétaux-, dessiner, décrire, raconter, imiter). Beaucoup d'exemples d'activités prennent comme sujet des insectes, autant voir même plus que les plantes, notamment pour transmettre des notions comme la valeur de tout le vivant ou la transformation des cycles naturels. On initie les enfants à une véritable "observation participative" en leur demandant de se mettre à la place de l'insecte dans son milieu (éventuellement reconstitué dans un petit vivarium) pour imaginer ses réactions, déduire ses comportements, ce qui amène à une forme d'empathie. Exactement la méthode de Fabre qui refusait :
"la superficielle méthode généralement adoptée. On prend un insecte, on le transperce d'une longue épingle, on le fixe dans la boîte à fond de liège, on lui met sous les pattes une étiquette avec un nom latin et tout est dit sur son compte. Cette manière de comprendre l'histoire entomologique ne me suffit pas. Vainement on me dira que telle espèce a autant d'articles aux antennes, tant de nervures aux ailes, tant de poils en une région du ventre ou du thorax; je ne connaîtrai réellement la bête que lorsque je saurai sa manière de vivre, ses instincts, ses mœurs."  (Souvenirs entomologiques T. I, chap. IX, p. 136-137)
Pourquoi cette focalisation à l'école au Japon sur les insectes ? Parce qu'ils peuvent être élevés facilement, réagissent plus vite que les plantes, se métamorphosent encore plus radicalement, réalisant ces passages énigmatiques entre des mondes parallèles qui font partie de la conscience japonaise, parce qu'ainsi ils révèlent si bien le mystère de la vie, l'inconnu à nos pieds, parce que
C'est si naturel, ce me semble, si à la portée de chacun, si entraînant que de s'intéresser à tout ce qui grouille autour de nous !" Souvenirs entomologiques (T. VI, chap. III, p. 35).
Toutes les photos ont été prises le même jour, le 12 novembre 2011, au parc Hibiya où l'on fait encore bien d'autres choses...

 

mercredi 9 novembre 2011

Un jardin à Kyoto... 京都の一つの庭園

Un week-end passé à Kyoto et l'occasion de visiter un jardin ouvert par exception. De dimension modeste (1500 m²), il forme avec un bâtiment un ensemble à la fois simple, cohérent et raffiné.
Vue aérienne de Kohô-an... 孤篷庵の航空写真
Ce temple nommé Kohô-an, qu'on pourrait traduire par "Ermitage de la barque solitaire", fait partie d'un grand ensemble monastique bouddhique au nord de Kyoto, Daitokuji. Ce monastère fondé en 1319 et affilié à l'école zen Rinzai comprend 24 temples secondaires desservis par des rues pavées se coupant à angles droits, véritable cité dans la ville.
Chaque sous-temple est un clos avec son propre porche d'entrée, ses bâtiments plus ou moins importants, ses jardins et son histoire.
Porche d'entrée de Kohô-an au nord-est... 孤篷庵の北東の門

En 1643, Kobori Enshû (1579-1647), grand maître de thé, architecte renommé de bâtiments et de jardins, calligraphe, en somme artiste et intellectuel complet de son temps, repensa à son emplacement actuel Kohô-an pour en faire sa dernière résidence. Malheureusement pour lui, il ne put guère jouir de son ultime dessein mais heureusement pour nous, celui-ci fut achevé et même reconstruit après un incendie un siècle plus tard.
Kobori Enshû, héritier d'un petit fief, est issu de la classe des bushi, guerriers au pouvoir. Samurai de rang modeste mais cultivé, grâce à ses talents - et à un très bon mariage avec la fille d'un daimyô, feudataire de haut rang - il fit une grande carrière et laissa de nombreuses œuvres dont des jardins ainsi qu'une école reconnue dans l'art du thé.
Par l'entregent de son beau-père qui fut à la fois un proche de l'empereur, du cercle intellectuel de la cour, et un conseiller du troisième shogun, le généralissime Tokugawa Iemitsu (1604-1651), Kobori Enshû accéda à de hautes fonctions. Il fut intendant des constructions impériales, puis architecte et concepteur de jardins pour le shogunat et d'autres dignitaires du régime, en ce début de l'époque Edo (1603-1867) où se met en place l'organisation sociale stricte maintenue pendant presque trois siècles par les dirigeants Tokugawa.
Assemblage caractéristique de l'allée : pierres taillées régulières et pierres brutes... 中の道の特徴的な敷石:幾何学的な切り出した石と天然の石

Kobori Enshû fait partie de ceux qui vont accomplir la jonction, moment essentiel, entre la culture classique issue de l'aristocratie de cour, avec son raffinement et sa longue histoire, et celle des guerriers, plus pragmatique, voir rustique. A celle-ci, s'ajoutent l'apport culturel des temples bouddhiques zen, leur esthétique empreinte d'une simplicité essentielle et d'une certaine vision du monde, ainsi qu'un intérêt ravivé pour la culture chinoise. Ces différentes sensibilités vont se rencontrer, se mêler et générer de nouveaux jardins et formes architecturales, des façons renouvelées d'apprécier les paysages, de nouvelles formes de poésie, de peintures, ... propres à l'époque Edo.
Kohô-an, dernière création et demeure de Kobori Enshû, représente sans doute un moment d'acmé dans cette fusion, empreinte de l'expérience du maître et de l'accomplissement d'une vie.
Allée d'entrée de Kohô-an au nord-est... 孤篷庵の入り口の道

Après avoir longé à l'est une allée et pénétré dans l'édifice principal, on arrive au sud occupé par une longue salle bordée d'une galerie engawa qui permet de jouir de la lumière et du soleil ou de l'ombre fraîche de son avant-toit, selon la saison. Cette pièce est ouverte sur une étendue de fin sable ocre rosé, finement balayé en ondulations douces, bordée d'une double haie et fermée par des plantations basses aux deux extrémités. 
Ce paysage "sec", karesansui en japonais, ainsi nommé car sans étang, évoque les sites célèbres de Omi, région située au bord du lac Biwa proche de Kyoto, eux-mêmes appréciés en référence à des sites chinois connus au Japon par des lavis et des poèmes. Ce jardin sans eau évoque donc le bord d'un lac, la ligne d'horizon est exprimée par la surface plane et la ligne des haies, l'onde et le rivage par les traces en courbes douces du balai de bambou sur le sol sablonneux. A l'origine, la vue au-delà de la haie allait vers le lointain, jusqu'aux montagnes qui évoquaient l'autre rive du lac, paysage emprunté ainsi intégré dans le jardin. Le développement urbain a eu raison de cet emprunt paysager et de grands arbres ont été plantés pour le cacher.
Jardin sud vu de la salle principale... 書院の南向きの枯山水庭園

La métaphore de la promenade en bateau se poursuit vers l'angle sud-ouest, dans une autre partie du jardin visible de la coursive qui forme une petite terrasse garnie d'une fine rambarde semblable à celle des bateaux de promenade yakata-bune
Jardin sud-ouest, plus pittoresque... 直入軒の縁側から風情のある庭園の景色

Ce parcours entre dedans et dehors s'achève côté ouest dans une pièce tout à fait particulière, réservée à la cérémonie du thé, alors qu'en principe le pavillon de thé est à l'écart, sorte de chaumine d'une rusticité très sophistiquée, accessible après la traversée d'un jardin boisé par un sentier. Là, le parcours se fait en bordure du bâtiment, pour arriver dans cette pièce relativement spacieuse, haute et claire par rapport aux pavillons de thé exigus, bas et peu éclairés. 

Cette salle pour le thé s'ouvre sur un jardin encore plus réduit, à moitié clos par une haie proche, qui oblige le regard à se poser sur deux objets devant celle-ci. Sont disposés un bassin monolithique de pierre polie qui recueille les eaux de pluie pour les ablutions, et légèrement en retrait, une lanterne, que Kobori Enshû a construite en assemblant des pierres d'origines diverses, plus ou moins naturelles, patinées ou travaillées. L'une, dit-on, proviendrait d'Inde, une autre de Chine et encore une autre de Corée, les trois pays qui ont contribué à amener le bouddhisme jusqu'au Japon. 
En lisière du bâtiment, des galets noirs forment une surface évasée qui suggère le sillage d'un bateau. 
A ces subtiles séquences en profondeur, s'ajoute un cadrage vertical par la disposition audacieuse d'un écran shôji de papier blanc qui découpe exactement la vue au niveau du sol sur le jardin. Tout ce dispositif pourrait sembler trop composé et statique, ce serait sans compter le mouvement du temps journalier rendu sensible par le changement de la lumière puisque cette pièce à l'ouest reçoit les rayons du couchant, et le passage des saisons perceptible à travers la végétation et les météores, pluie, vent, neige... Rien ne bouge mais tout change sans cesse. 


Parcours architectural et paysager, métaphore filée du passage en barque, Kohô-an est l'ultime chef-d'oeuvre d'un homme qui fut un passeur entre des univers culturels différents, arrivé au terme de la course de sa vie. 
C'est sans doute ce caractère de complétude totale entre le fond, la forme, l'époque, le créateur et sa vie, qui rend si saisissant et touchant ce lieu, Kohô-an.

Note : à part la troisième photo, détail du pavement, toutes les autres sont des captures sur Internet car il est interdit de photographier sur place. 

jeudi 3 novembre 2011

A propos des rideaux de verdure... みどりのカーテンについて

J'en profite pour signaler un blog très plaisant, Tokyo Green Space, tenu par un Américain résidant à Tokyo, Jared Braiterman, qui se présente comme design anthropologist. Si, si, ça existe aux States, c'est une discipline académique. Il photographie et écrit sur la nature qu'il rencontre au quotidien, aux coins des rues de la plus grande ville du monde. Il a rédigé des articles très intéressants qui sont référencés sur son blog pour ceux que cela intéresserait, notamment sur la "guerilla jardinière" telle que la pratique les Japonais depuis toujours, c'est à dire installer des pots de fleurs dans les ruelles, sur les trottoirs, planter aux pieds des arbres, laisser les herbes pousser, etc, dans l'espace public.
Une de ses notes récentes montrent un exemple de rideaux de verdure sur un balcon, un thème qu'il a bien sûr abordé.


Pour les lecteurs qui se sentent proches du Japon, je conseille de regarder les archives du mois de mars. Les pages et les jours se déroulent, il y a un avant et un après le 11 mars, avec le cortège des questions et des problèmes qui émergent, en même temps que les saisons qui suivent leur cours. C'est beau, simple et émouvant.

lundi 24 octobre 2011

rideaux de verdure... みどりのカーテン

L'automne s'installe peu à peu, les dernières chaleurs s'estompent.
Installés devant les fenêtres, les rideaux de plantes grimpantes s'effeuillent quand ils n'ont pas été trop malmenés par les typhons de septembre. 
Près de Waseda... 早稲田大学の近く
Lorsque je suis rentrée fin août, j'ai remarqué que de nombreuses maisons s'étaient essayées à faire pousser devant les fenêtres exposées aux rayons du soleil, le long de fils tendus ou de filets prévus à cet effet, des plantes grimpantes. L'intention est de créer un store végétal apportant ombre et fraîcheur, ce qui permet de réduire l'usage de la climatisation, donc de faire des économies d'énergie. 
Cette façon de faire réactive des pratiques coutumières et était déjà dans l'air du temps avant l'impératif setsuden des restrictions d'électricité dû à l'arrêt de nombreuses centrales nucléaires après l'accident de Fukushima.
Dans mon quartier...江戸川区にある私の町
En effet, la ville de Tokyo comme la plupart des grandes métropoles, souffre du phénomène nommé "îlot de chaleur urbaine" ( gracieusement abrégé ICU en français, heat island en anglais repris en japonais ヒートアイランド). L'artificialisation croissante des sols (asphalte, construction) augmente les quantités de chaleur absorbées puis restituées, auxquelles s'ajoutent les rejets calorifiques des moteurs et machines. Plus il fait chaud, plus on fait tourner la clim, et plus la température extérieure augmente. C'est un cercle vicieux d'une acuité accrue dans certains sites et sous certains climats. Par exemple, les villes situées dans des cuvettes entourées de collines ou montagnes (comme Grenoble, Kyoto, ou Stuttgart en Allemagne qui par un plan de paysage, a réussi à redessiner "les chemins des vents") et les régions à la fois chaudes et humides, comme le Japon en été, sont particulièrement sensibles, le régime sec méditerranéen amplifiant moins ce phénomène.

Toujours dans mon quartier...江戸川区にある私の町
Une des conséquences est l'augmentation des températures maximales, diurnes et nocturnes. Au Japon, on constate que les "nuits tropicales" où la température reste au-dessus de 25° C, et les jours de canicule au-dessus de 35°C, sont plus nombreux, et que depuis 25 ans, le différentiel jour/nuit tend à s'écraser. Une nette recrudescence des soins en urgence est observée lors de ces périodes. De plus, la formation de bulles d'air chaud et humide à certains endroits précis au-dessus de Tokyo provoque des orages aussi soudains que violents qui, malgré les mesures de prévention, inondent le métro ou autre, qualifiés de "guerilla diluvienne", ゲリラ豪雨.Cette question concerne donc la santé publique, la sécurité et le fonctionnement des infrastructures. Cela implique bien sûr l'urbanisme global des villes, c'est à dire les volumes construits et leur organisation, et leurs relations avec les éléments naturels - végétation, eau, air, nature des sols, saisonnalité - dont les fonctions sont réévaluées.
En cent ans, la température a augmenté en moyenne de presque 4°C à Tokyo, dont un degré est imputable à un changement global. Le changement climatique est donc d'abord local et urbain. 
La même maison... 同じ家
Il faisait chaud déjà en été à l'époque Edo, mais l'écart entre le jour et la nuit permettait de souffler. Ce n'est pas son inertie qui peut protéger de la chaleur l'habitat japonais constitué surtout de maisons en ossature bois et remplissage léger. La fraîcheur était apportée par les ouvertures larges, des stores extérieurs en roseau ou bambou effilé installés en été, l'ombre et le voisinage d'une végétation touffue. L'air qui passe entre les feuillages est rafraîchi par son évaporation, ou même évapotranspiration. Un peu d'eau qui coule ajoute une touche fraîche, et le soir on asperge encore les ruelles, les devants de portes ou les sols de pierres. L'air rafraîchi, autant que possible, traverse la maison de part en part, agitant au passage une clochette appelée fûrin 風鈴 suspendue sous l'avant-toit au-dessus de la coursive qui longe la maison.  En tintinnabulant, le souffle de l'air se matérialise, suggérant une sensation de fraîcheur, véritable travail sur les perceptions.
Rideau de verdure dans un immeuble...集合住宅にあるみどりのカーテン
L'architecte Andô Tadao, dans un article écrit il y a une vingtaine d'années, déplorait la perte des repères saisonniers, particulièrement les sensations des changements de saisons apportées par le vent. A cause de l'air conditionné qui nous fait vivre fenêtres hermétiquement closes, on ne reconnaît plus la première brise tiède annonciatrice du printemps fin février, ou bien la première bourrasque froide en début d'automne. Bien sûr, on ne peut pas  regretter nostalgiquement la disparition de tous les courants d'air qui caractérisent une maison japonaise un peu ancienne, mais on est passé à l'extrême inverse.

Dans les petites maisons serrées, difficile d'avoir un véritable jardin lequel, touffu et accolé à la maison, procure une réelle fraîcheur. Il en était déjà de même à l'époque Edo, l'habitat populaire était extrêmement dense, mais un certain usage de la végétation se perpétue, et se renouvelle avec la vogue actuelle des rideaux de verdures, appelé aussi stores de fleurs (hana no sudare 花のすだれ).
Aujourd'hui, on trouve des rideaux de verdure en kit, décoratifs ou productifs (concombres, haricots, ...). Les plantes les plus usuelles sont : asagao 朝顔, volubilis Ipomea, une convolvulacée ; la courge hechima 糸瓜, Luffa cylindrica, une cucurbitacée ; hyôtan ひょうたん, Lagenaria siceraria, coloquinte, une autre cucurbitacée ; fûsenkazura 風船かずら, Cardiospermum halicacabum, liane grimpante de la famille des Sapindaceae.
Cette année, même les habitants des immeubles s'y sont mis sur leur balcon. 


Le même immeuble, en face de chez moi... 私の家の正面にある同じマンション
Des immeubles de bureau aussi.
Les bureaux d'une maison d'édition... 飯田橋にある出版社のビル
Encore une fois, les contingences renouvellent les pratiques, régénèrent la créativité, celles-ci réinventent la tradition et font converger des préoccupations diverses (recours au végétal pour rafraîchir, lutter contre les îlots de chaleur, réduire la climatisation artificielle donc la consommation d'électricité) liées à notre environnement.