« Faire d'un événement, si petit soit-il, la chose la plus délicate du monde, le contraire de faire un drame, ou de faire une histoire. »

Gilles Deleuze, Dialogues

mardi 11 février 2014

Tombe la neige... 雪が降る

Samedi 7 février, toute la journée, la neige est abondamment tombée, faisant exploser les superlatifs dans les médias qui n'auraient pas vu une telle chute depuis 50 ans. Pourtant, à Tokyo, la neige fait partie du paysage hivernal, même si elle se fait plus rare du fait du réchauffement urbain : la température moyenne de janvier a augmenté à Tokyo de 4°C en 100 ans, d'où la rareté des jours de gel et de neige.

Quartier de Hirai, samedi matin

La neige sied bien à la ville de Tokyo. Autant à Paris, la neige n'apporte pas grand chose, très vite transformée en une affreuse gadoue noire, autant elle métamorphose Tokyo. A Paris, les bâtiments sont trop hauts pour laisser voir les toits blanchir, les façades trop verticales, la végétation trop rare pour la retenir, alors qu'à Tokyo, les toits des petites maisons, les jardinets, les moindres buissons, accrochent la neige. La lumière blanche unifie la ville d'ordinaire si disparate et crée un paysage monochrome. Les quartiers ordinaires de ruelles prennent des allures de villages de montagne, les grands toits des temples et sanctuaires semblent garder quelque vallée mystérieuse. Tokyo sous la neige, c'est sublime.
Oranger sous la neige, Hirai

Malgré un manteau de 30 cm, et surtout de fortes rafales de vent, les trains ont continué à assurer leur service, les bus ont mis leurs chaînes. Dimanche matin tout le monde a sorti sa pelle pour déneiger les trottoirs et permettre de circuler sans glissade. Lorsque je me suis levée vers 8h, un voisin avait déjà tout déblayé devant nos trois maisons contigües. Les enfants se sont régalés toute la journée.
Camélia

Sanctuaire shinto du quartier de Hirai

Tandis qu'à Paris les jardins publics ferment car "la neige masquant les reliefs peut être cause d'accident", à Tokyo, les parcs et jardins restent ouverts pour offrir l'occasion d'admirer ce paysage exceptionnel, thème saisonnier qui fait l'objet d'une appréciation poétique depuis fort longtemps. A l'époque d'Edo (1600-1867), on allait pratiquer yukimi 雪見(contempler la neige) sur le modèle de hanami lors des cerisiers en fleurs. Aujourd'hui, les promeneurs restent assez nombreux, des photographes avec leur matériel emballé dans du plastique, des familles avec des enfants et des étrangers résidents à Tokyo qui profitent de ces sensations uniques.
Cerisiers du parc Shinjuku Gyôen
Etang du parc Shinjuku Gyôen
Lanterne et bambous nains sasa
Bois de pruniers ume avec les premières fleurs
Une photographe en action, toujours à Shinjuku Gyôen

La nature nous apporte consolation, nous en avons bien besoin, car ce weekend de neige fut aussi celui de l'élection du Gouverneur de Tokyo (le maire), élection anticipée après la démission du précédent Gouverneur au bout d'un an de mandat pour cause d'argent perçu illégalement.
La campagne électorale, très étrangement peu relayée par les médias, est devenue sur le terrain une confrontation pro ou antinucléaire avec la présence de deux candidats clairement antinucléaires : un avocat soutenu par le parti communiste et divers petits partis de gauche, et Hosokawa Morihiro, ancien premier ministre sorti au débotté de sa retraite et très activement soutenu par Koizumi Junichiro également ancien premier ministre métamorphosé en adversaire du lobby nucléaire, après en avoir été un membre de fait, par sa carrière politique. A noter que Koizumi est membre du même parti que le chef du gouvernement actuel, Abe Shinzô, dont il critique très ouvertement les choix économiques et politiques. Les deux candidats anti-nucléaires n'ont pas réussi à faire candidature commune. Le total de leur voix est égal à celui du candidat élu, Masuzoe Yôichi, ancien ministre de la Santé, soutien du gouvernement actuel, donc pro-nucléaire en plus d'être furieusement misogyne. 
Autre signe inquiétant, en plus d'au taux de participation extrêmement faible, un candidat ultranationaliste, ancien cadre militaire de l'Armée où il était enseignant, révoqué pour cause de propos révisionnistes sur le rôle du Japon pendant la guerre, a obtenu beaucoup de voix et a fini en quatrième position.
Les habitants des régions du Tohoku touchées par les désastres du 11 mars 2011 sont très déçus de ce résultat. Le Gouverneur élu n'a mis en avant que la préparation des Jeux Olympiques d'été en 2020, une occasion de faire de Tokyo la ville leader du monde, objectif bien égoïste et étroit. Les réfugiés nucléaires se sentent particulièrement sacrifiés sur l'autel de la réussite de Tokyo. N'oublions pas que Tepco, le calamiteux exploitant des centrales nucléaires dans le nord du Japon dont celle de Fukushima, signifie Tokyo Electric Power Company.
 
Super Bonus A Ne Pas Rater :
Un chanteur qui fut une grande vedette ici et cette chanson, un succès repris par plein de chanteurs japonais  :
Adamo, Tombe la neige en japonais au Japon !

Une version 100% japonaise par une chanteuse célébrissime décédée en 1989, Misora Hibari, à la prenante voix androgyne :
 

mardi 4 février 2014

Pour bien commencer l'année... 花を植えましょう

...plantons des fleurs, comme Monsieur Saitô.

M. Saitô (son nom est écrit sur son casque) est vigile sur un important chantier en cours sur le campus de Waseda.
Sa tâche consiste à assurer la sécurité de l'interface entre le chantier et l'espace public. Concrètement, il s'agit pour lui de régler le flux des camions qui entrent et sortent débouchant à la fois sur la rue et l'entrée du campus. De façon générale, cette interface est extrêmement sécurisée au Japon par de nombreux balisages et d'aussi nombreux vigiles qui souvent ont pour principal travail de s'excuser du dérangement occasionné, même pour des travaux minimes.
Guérite de M. Saitô, avec le balai et la pelle pour ramasser la moindre aiguille de cèdre ou feuille de ginkgo, avec le bol de croquettes pour le chat du coin.
 Pour M. Saitô déjà présent sur ce site depuis bientôt deux ans et jusqu'en septembre 2014, les jours se suivent, sans doute un peu monotones, mais pénibles les jours de canicule en été, de grand froid en hiver, ou de pluie battante.
Le chat qui a adopté M. Saitô et fait la sieste sous un camélia à côté de la guérite.

Alors, afin d'agrémenter le temps passé sur place, M. Saitô fait des plantations.
Il a semé des graines de tournesols au printemps dernier pour avoir des fleurs en été, et cet hiver il a planté des oignons de tulipes pour voir fleurir l'arrivée du printemps.
M. Saitô pose avec ses tournesols en juillet
La guérite en juillet

Pour faire ses plantations, il jardine des coins de terre résiduels, au pied d'un arbre ou bien à l'entrée du chantier. Il fait ce que beaucoup d'habitants font devant leur maison s'ils n'ont pas de jardins : ils installent des pots de fleurs sur les trottoirs, et plantent aux pieds des arbres d'alignement. Certaines ruelles particulièrement plantées par les habitants deviennent de véritables allées jardinées. 
M. Saitô arrose les tulipes en janvier
Les habitants des villes japonaises pratiquent depuis toujours, sans le savoir, comme M. Jourdain faisait de la prose, ce que des activistes écolo-créatifs ont appelé guerilla gardening. Ces pratiques, à la fois actions politiques et environnementalistes, ont été mises en oeuvre et pensées d'abord à New York dans les années 70, afin de recréer des espaces communs et publics en jardinant des terrains vacants, des friches urbaines dans la ville en crise, des coins à l'abandon. La guerilla jardinière s'est ensuite disséminée à Berlin, en Hollande, en Angleterre, etc. A lire, pour connaître l'histoire de ces mouvements, et même comment entreprendre des opérations, La Guerilla jardinière par Richard Reynolds, éditions Yves Michel, 2010, un livre plein d'humour à l'anglaise.

Si l'on disait à M. Saitô qu'il agit en guerillero jardinier, il serait sans doute bien surpris. Comme quoi, dans la ville japonaise, la dichotomie public/privé qui conditionne si fortement notre espace urbain n'a pas la même prégnance ni la même signification.
Au temps linéaire de la progression du chantier, période qui s'achèvera avec la réception d'un bâtiment de 14 étages, au rythme circadien des jours qui s'enchaînent, à ces temps contraints, M. Saitô réintroduit le cycle des saisons. En ménageant un temps propre, celui du jardinage, de la croissance des plantes qu'il observe, de leur épanouissement, de leur succession, il s'offre la possibilité de donner une forme particulière à son lieu de travail, pourtant peu amène.

Guerillero M. Saitô ? Peut-être, poète assurément.