« Faire d'un événement, si petit soit-il, la chose la plus délicate du monde, le contraire de faire un drame, ou de faire une histoire. »

Gilles Deleuze, Dialogues

lundi 24 octobre 2011

rideaux de verdure... みどりのカーテン

L'automne s'installe peu à peu, les dernières chaleurs s'estompent.
Installés devant les fenêtres, les rideaux de plantes grimpantes s'effeuillent quand ils n'ont pas été trop malmenés par les typhons de septembre. 
Près de Waseda... 早稲田大学の近く
Lorsque je suis rentrée fin août, j'ai remarqué que de nombreuses maisons s'étaient essayées à faire pousser devant les fenêtres exposées aux rayons du soleil, le long de fils tendus ou de filets prévus à cet effet, des plantes grimpantes. L'intention est de créer un store végétal apportant ombre et fraîcheur, ce qui permet de réduire l'usage de la climatisation, donc de faire des économies d'énergie. 
Cette façon de faire réactive des pratiques coutumières et était déjà dans l'air du temps avant l'impératif setsuden des restrictions d'électricité dû à l'arrêt de nombreuses centrales nucléaires après l'accident de Fukushima.
Dans mon quartier...江戸川区にある私の町
En effet, la ville de Tokyo comme la plupart des grandes métropoles, souffre du phénomène nommé "îlot de chaleur urbaine" ( gracieusement abrégé ICU en français, heat island en anglais repris en japonais ヒートアイランド). L'artificialisation croissante des sols (asphalte, construction) augmente les quantités de chaleur absorbées puis restituées, auxquelles s'ajoutent les rejets calorifiques des moteurs et machines. Plus il fait chaud, plus on fait tourner la clim, et plus la température extérieure augmente. C'est un cercle vicieux d'une acuité accrue dans certains sites et sous certains climats. Par exemple, les villes situées dans des cuvettes entourées de collines ou montagnes (comme Grenoble, Kyoto, ou Stuttgart en Allemagne qui par un plan de paysage, a réussi à redessiner "les chemins des vents") et les régions à la fois chaudes et humides, comme le Japon en été, sont particulièrement sensibles, le régime sec méditerranéen amplifiant moins ce phénomène.

Toujours dans mon quartier...江戸川区にある私の町
Une des conséquences est l'augmentation des températures maximales, diurnes et nocturnes. Au Japon, on constate que les "nuits tropicales" où la température reste au-dessus de 25° C, et les jours de canicule au-dessus de 35°C, sont plus nombreux, et que depuis 25 ans, le différentiel jour/nuit tend à s'écraser. Une nette recrudescence des soins en urgence est observée lors de ces périodes. De plus, la formation de bulles d'air chaud et humide à certains endroits précis au-dessus de Tokyo provoque des orages aussi soudains que violents qui, malgré les mesures de prévention, inondent le métro ou autre, qualifiés de "guerilla diluvienne", ゲリラ豪雨.Cette question concerne donc la santé publique, la sécurité et le fonctionnement des infrastructures. Cela implique bien sûr l'urbanisme global des villes, c'est à dire les volumes construits et leur organisation, et leurs relations avec les éléments naturels - végétation, eau, air, nature des sols, saisonnalité - dont les fonctions sont réévaluées.
En cent ans, la température a augmenté en moyenne de presque 4°C à Tokyo, dont un degré est imputable à un changement global. Le changement climatique est donc d'abord local et urbain. 
La même maison... 同じ家
Il faisait chaud déjà en été à l'époque Edo, mais l'écart entre le jour et la nuit permettait de souffler. Ce n'est pas son inertie qui peut protéger de la chaleur l'habitat japonais constitué surtout de maisons en ossature bois et remplissage léger. La fraîcheur était apportée par les ouvertures larges, des stores extérieurs en roseau ou bambou effilé installés en été, l'ombre et le voisinage d'une végétation touffue. L'air qui passe entre les feuillages est rafraîchi par son évaporation, ou même évapotranspiration. Un peu d'eau qui coule ajoute une touche fraîche, et le soir on asperge encore les ruelles, les devants de portes ou les sols de pierres. L'air rafraîchi, autant que possible, traverse la maison de part en part, agitant au passage une clochette appelée fûrin 風鈴 suspendue sous l'avant-toit au-dessus de la coursive qui longe la maison.  En tintinnabulant, le souffle de l'air se matérialise, suggérant une sensation de fraîcheur, véritable travail sur les perceptions.
Rideau de verdure dans un immeuble...集合住宅にあるみどりのカーテン
L'architecte Andô Tadao, dans un article écrit il y a une vingtaine d'années, déplorait la perte des repères saisonniers, particulièrement les sensations des changements de saisons apportées par le vent. A cause de l'air conditionné qui nous fait vivre fenêtres hermétiquement closes, on ne reconnaît plus la première brise tiède annonciatrice du printemps fin février, ou bien la première bourrasque froide en début d'automne. Bien sûr, on ne peut pas  regretter nostalgiquement la disparition de tous les courants d'air qui caractérisent une maison japonaise un peu ancienne, mais on est passé à l'extrême inverse.

Dans les petites maisons serrées, difficile d'avoir un véritable jardin lequel, touffu et accolé à la maison, procure une réelle fraîcheur. Il en était déjà de même à l'époque Edo, l'habitat populaire était extrêmement dense, mais un certain usage de la végétation se perpétue, et se renouvelle avec la vogue actuelle des rideaux de verdures, appelé aussi stores de fleurs (hana no sudare 花のすだれ).
Aujourd'hui, on trouve des rideaux de verdure en kit, décoratifs ou productifs (concombres, haricots, ...). Les plantes les plus usuelles sont : asagao 朝顔, volubilis Ipomea, une convolvulacée ; la courge hechima 糸瓜, Luffa cylindrica, une cucurbitacée ; hyôtan ひょうたん, Lagenaria siceraria, coloquinte, une autre cucurbitacée ; fûsenkazura 風船かずら, Cardiospermum halicacabum, liane grimpante de la famille des Sapindaceae.
Cette année, même les habitants des immeubles s'y sont mis sur leur balcon. 


Le même immeuble, en face de chez moi... 私の家の正面にある同じマンション
Des immeubles de bureau aussi.
Les bureaux d'une maison d'édition... 飯田橋にある出版社のビル
Encore une fois, les contingences renouvellent les pratiques, régénèrent la créativité, celles-ci réinventent la tradition et font converger des préoccupations diverses (recours au végétal pour rafraîchir, lutter contre les îlots de chaleur, réduire la climatisation artificielle donc la consommation d'électricité) liées à notre environnement.

samedi 15 octobre 2011

Maisons et séismes... 家と震災


Voici le document que j'ai trouvé dans le bloc-note que nous faisons circuler de maison en maison dans le proche voisinage pour diffuser des informations données par l'arrondissement.
回覧板から
"Demain peut-être un grand séisme !
Votre maison est-elle sûre ?
ANTISISMIQUE
Les maisons construites en bois avant Shôwa 56 (1981) selon les anciennes normes parasismiques, risquent à 95% de s'effondrer lors d'un tremblement de terre de degré VI fort (sur l'échelle japonaise)."
Au recto du document, il est dit que la probabilité à Tokyo d'un séisme de magnitude supérieur à 7 est de 70% dans les 30 années à venir
Ces données ne sont pas un scoop ici, personne ne tombe à la renverse en les lisant. Face à une telle probabilité, il vaut mieux se préparer, et l'arrondissement de Edogawa propose des aides sur lesquelles il informe : visite et expertise gratuites des maisons ou immeubles d'habitation par un spécialiste, financements si des travaux sont nécessaires. L'arrondissement prend en charge le coût des études techniques avant travaux.
 
A Tokyo, la durée de vie moyenne d'une maison individuelle est de 26 ou 27 ans, même si elle va en augmentant légèrement. Une maison de 20 ans est une très vieille maison qui n'a plus aucune valeur. Seul le terrain conserve la sienne, il en est de même pour les appartements en copropriété, d'où le désir bien compréhensible de posséder un terrain à soi, avec une petite maison que l'on fait rebâtir régulièrement. 
Pendant longtemps, je trouvais ce cycle de démolition-reconstruction assez artificiel, encore une forme d'obsolescence programmée. En fait, les maisons souffrent réellement des multiples secousses sismiques, dont certaines, sans être visiblement destructrices, sont violentes. A la longue, les structures puis le reste fatiguent. 
De plus, comme ce document le suggère, les normes évoluent, sont mises à jour à chaque catastrophe qui ajoute de nouveaux cas de figure, en matière de construction et d'infrastructures comme d'organisation sociale. L'expérience est prise en compte, par exemple dans la prévention des incendies qui pendant longtemps ont été le fléau majeur causé par les séismes. En 1923, Tokyo a été pour plus de la moitié détruite par les flammes, et encore en 1995 à Kôbe, les incendies ont ravagé les anciens quartiers de vieilles maisons en bois vulnérables, mais n'ont pas ou peu touché les quartiers plus récents.

L'année 1981, citée dans le document, est celle d'un violent séisme à Niigata sur la côte de la mer du Japon. Après 1995, nouvelle révision à la suite du séisme de Kôbe, notamment dans les plans de circulation. Et dans la foulée, la loi a élargi les prérogatives des NPO (non profit organization) à celle de personne morale, donnant la possibilité aux associations, nombreuses sur le terrain ce qui reflète le renouveau de l'engagement de la société civile, d'être maître d’œuvre de projets (loi sur l'urbanisme participatif de 1998). 
Après 1923 et le terrifiant séisme du Kantô, le rôle de lieux de refuge a été assigné aux écoles publiques, une fonction importante qu'elles conservent. A cette fin, chacune est dotée d'un grand gymnase, d'une vaste cour, et si possible d'un petit jardin public adjacent. L'école reste donc ouverte et accessible en permanence, d'où son intégration très forte dans le quartier. Le gymnase, la cour, sont utilisés le soir, le week-end, pendant les vacances par les enfants, des clubs, des activités diverses. Ce sont des équipements utilisés à plein. De strictes contingences, naissent des ressources et des intrications fertiles entre le spatial et le social.
En ce moment, ce sont les villes littorales qui revoient leur plan d'évacuation en cas de tsunami, comme par exemple Kamakura, ville patrimoniale près de Tokyo, qui a entrepris des recherches historiques pour retrouver les traces, dans les archives et dans les sols, des plus anciens raz de marée et a déjà redessiné de nouvelles limites sécurisées qui prennent en compte ces mémoires enfouies.
Les villes s'agrandissent, se densifient, se complexifient. Ce sont de nouveaux problèmes qui surgissent, des solutions qui inlassablement doivent être recherchées, comme par exemple au problème de la liquéfaction des sols sur les comblements artificiels en bord de mer, sous l'effet des vibrations sismiques.
Rideau de volubilis, en septembre dans mon quartier...江戸川区に、9月の 朝顔のカーテン
Déjà en 1212, Kamo no Chômei, moine et poète, écrivait dans un texte magistral, Notes de ma cabane de dix pieds : 

« Les maisons et leurs habitants sont semblables par l’impermanence, tout disparaît et fait penser à la rosée sur le volubilis du matin. Tantôt la goutte de rosée tombe et la fleur demeure ; la fleur demeure sans doute, mais bientôt se fane aux rayons du soleil levant. Tantôt la fleur se flétrit, tandis que la rosée reste mais elle ne dure jamais jusqu’au soir. »

La pérennité de l'architecture n'est pas un concept qui va de soi au Japon. Au contraire, le sens de l'impermanence est profondément ancré dans la culture japonaise. Rien de doloriste dans cette conscience qui aiguise la sensibilité aux détails et l'appréciation des plus infimes expressions de la vie au fil du temps, des saisons.
Le kinmokusei de mon jardin... 家の庭の金木犀
En ce moment, c'est le kinmokusei (金木犀、Osmanthus fragrans) qui est en pleine floraison, arbre couvert de petites fleurs orangées et odoriférantes. Une des rares plantes parfumées de l'abondante flore japonaise.
Profitons du meilleur en préparant le pire. 
 

dimanche 9 octobre 2011

Encore des cartes mais moins humoristiques... まだマップですけれどもそれほどユーモアがありません

Le ministère de l'Education Nationale et des Sciences vient de publier les cartes de la radioactivité des préfectures de Tokyo et de Kanagawa (autour de Yokohama) venant compléter la cartographie de la région autour de Fukushima diffusée en septembre.
Carte d'ensemble autour de Fukushima



Carte de la métropole de Tokyo

Les relevés ont été faits entre le 14 et le 18 septembre par un hélicoptère qui a mesuré les rayons gamma en passant 10 fois au même endroit, puis en rétablissant par des calculs la valeur à un mètre du sol.
Pas de chance, j'habite à l'est de Tokyo, à droite sur la carte, dans une zone bleu clair, c'est à dire avec des niveaux de radiation de 0,1 à 0,2 microsivert/heure, soit de 0,9 à 1,8 millisivert/an. La limite d'exposition autorisée aux radiations artificielles est de 1 mSv/an en général, 20 mSv/an pour les personnels exposés (les fameux "travailleurs du nucléaire" par exemple), et n'oublions pas que nous en avalons aussi, en quantité inconnue. 
Les normes sont les mêmes qu'en France, et les autorités japonaises essaient de faire admettre une dérogation à celles-ci. Ce qui est commode avec les normes, c'est qu'on les respecte quand tout va bien, et qu'on les change en cas de problème. (EDF fait exactement la même chose avec les limites des rejets radioactifs en rivière en période de sécheresse ; quand la norme ne peut plus être respectée, hop, on fait une dérogation).

 On voit que l'ouest de Tokyo, à gauche sur la carte, se colore de bleu de plus en plus clair, soit 0,2 à 0,5 microsivert/heure. Cela révèle le relief montagneux couvert de forêts, lesquelles sont de véritables capteurs de la radioactivité qui s'entretient car les feuilles tombent, ajoutent leur contamination au sol et le cycle se nourrit lui-même. Tchernobyl a montré que le milieu forestier était particulièrement contaminé et le restait. Le Japon est un pays de forêts, la couverture forestière atteint 68% du territoire national, ce qui devient un problème dans la région de Fukushima, et est inquiétant dans l'ouest de Tokyo.

Par ailleurs, la métropole de Tokyo a effectué des analyses du sol à Shinjuku. Depuis cinq ans des mesures de la radioactivité sont faites, sans détection d'iode 131 ni de cesium 134, et 2 à 3 Bq/kg de cesium 137. Cette année, les résultats sont bien évidemment différents : pas d'iode 131, et 790 Bq de césium (à peu près la moitié de chaque) pour 1 kg de terre sur une épaisseur de 5 cm. Si on fait une conversion avec le facteur 65 proposé par la Japan's Nuclear Safety Commission, on atteint 51 350 Bq par m². Mazette ! On comprend les parents qui hésitent à laisser jouer les petits dans les bacs à sable.

Les conclusions du Ministère sont que les villes de Tokyo et de Yokohama ne présentent pas de "hot spot", points de concentration très élevée, et que les niveaux relevés ne nécessitent pas de décontamination. Même si les mesures calculées à un mètre du sol (contamination de l'air) et relevées dans le sol (contamination de la terre) présentent une grande divergence.