« Faire d'un événement, si petit soit-il, la chose la plus délicate du monde, le contraire de faire un drame, ou de faire une histoire. »

Gilles Deleuze, Dialogues

mercredi 30 mai 2012

Pétitionner ou déménager ?... 嘆願書するか引っ越すか

Je n'ai pas l'habitude de signer beaucoup de pétitions, doutant de leur efficacité, parfois de leur sincérité, et j'ai encore moins la manie de les relayer.

J'ai pourtant signé cette pétition en ligne, qui demande in fine une intervention de l'ONU pour sécuriser le réacteur n°4 sur le site dévasté de la centrale de Fukushima daiichi, considéré par beaucoup comme le problème majeur à maîtriser, autant que possible, en priorité. De mois en mois, l'attention se focalise sur ce réacteur n°4 et les craintes augmentent.
Sachet de pousses de soja acheté au supermarché voisin

Pourquoi ? 
Si le bâtiment très endommagé du réacteur 4, à l'arrêt lors du séisme, s'effondre, cela entraînera l'abandon de tout le site, c'est à dire des six réacteurs, du fait des radiations dégagées, parce que la piscine de refroidissement où se trouve le combustible usé de ce réacteur 4 se sera écroulée, piscine contenant 1 535 barres de combustible usé. 


Un échantillon a été vérifié quant à sa contamination radioactive. On peut avoir les résultats précis par lecture du code avec son portable. Et à partir de juillet, un nouveau smartphone doté d'un dosimètre va être mis sur le marché. Quand l'anormal devient le normal.

On peut remarquer qu'un réacteur à l'arrêt est aussi, sinon plus, menaçant que ceux qui fonctionnaient au moment de la catastrophe car le combustible usé se trouve hors d'une enceinte de confinement. C'est un des problèmes et point faible de la filière nucléaire que révèle ainsi l'accident de Fukushima.
Depuis quelques mois, la tension monte autour de cette piscine, installée en hauteur au-dessus du réacteur, car le risque d'effondrement est véritablement important. La structure, très dégradée par une explosion d'hydrogène après le séisme, a été consolidée, les fuites plus ou moins colmatées, mais la menace sismique est toujours là, présente et bien réelle. Notre sort est suspendu à une piscine.
Les bonsaïs d'azalées en fleurs cultivés par un voisin sur un espace résiduel du parking en face chez lui.

Depuis le 11 mars, le nord du Japon, de Tokyo à Hokkaidô, subit à un rythme hebdomadaire des secousses de l'ordre de celles qui ébranlent l'Italie en ce moment. Les répliques sismiques sont encore très nombreuses dans la région de Fukushima, de plus, autre menace, si un puissant séisme se produit dans la région de Tokyo, ce qui ne manquera pas d'arriver, il se répercutera fortement jusqu'à Fukushima, avec le risque d'envoyer tout par terre, entraînant un accident qui serait cette fois à l'échelle planétaire d'après certains.
A l'origine de cette pétition, la lettre d'un diplomate japonais, Murata Mitsuhei, ancien ambassadeur, écrite en mars au secrétaire général des Nations Unies, Ban Ki Moon, pour demander l'intervention de l'ONU et assurer les moyens de sécuriser le site au plus vite. Son appel a été diffusé et soutenu par d'autres diplomates japonais, par des scientifiques de premiers plans, puis maintenant par toutes les associations sur le terrain au Japon.  
Devant la maison, sur le trottoir

Un effet de cette action, c'est une visite le 26 mai dernier du site du réacteur 4 par le ministre de l'Environnement et du Désastre nucléaire (c'est son titre officiel), Hosono Goshi. Il a noté les conditions de travail difficiles et dangereuses des ouvriers et a observé les travaux préparatoires pour construire une grue sur place qui permettra de sortir le combustible usé à partir du début de l'année prochaine (si les kami le veulent).

J'ai discuté dernièrement avec un de mes jeunes collègues japonais, professeur de mathématiques. Il vient d'avoir un bébé qui a 5 mois maintenant. Lors de la catastrophe du 11 mars, sa femme était en début de grossesse. Elle a quitté Tokyo pour aller dans sa famille près de Kobe. Et ils ont décidé de s'installer définitivement là-bas, à 600 km au sud-ouest de Tokyo. Lui vient trois jours par semaine à l'université, du dimanche soir au mercredi soir, et reste à l'hôtel. La raison de ce déménagement est le risque que fait peser cette fameuse piscine du réacteur 4 qui lui semble vraiment trop grave. Il ne comprend d'ailleurs pas le manque de réactivité autour de lui à cette situation. Moi aussi, j'ai déjà envisagé l'hypothèse de quitter Tokyo, et cette conversation m'a ébranlée.



dimanche 20 mai 2012

Eclipse annulaire dans le ciel de Tokyo... 金環日食

Ce matin, à partir de 7h, le soleil avait rendez-vous avec la lune, et ils nous ont offert le joli et rare spectacle d'une éclipse annulaire. La lune s'est doucement glissée devant le soleil pour n'en laisser qu'un mince anneau brillant, tout cela parfaitement centré le long d'une ligne courant sur la façade pacifique du Japon, à 7h32 au-dessus de Tokyo.
Ligne de l'éclipse annulaire sur le Japon
Tout le monde a chaussé ses lunettes d'observation, et les voiles nuageux n'ont pas trop troublé la céleste superposition.
Chacun de sa terrasse saluait ses voisins. Je me suis rendue compte que les toits-terrasses étaient finalement assez nombreux, même s'ils sont plutôt sous-utilisés.
Terrasse utilisée en général pour s'entraîner au golf avec une balle attachée
Un voisin avec son pliant et son masque de soudeur

mercredi 9 mai 2012

Sayonara ?... さよなら原発 ?

Samedi 5 mai, entre 17h et 23h, le dernier réacteur nucléaire encore en activité au Japon, sur 54, s'est arrêté pour une maintenance prévue. Il se trouve sur l'île septentrionale de Hokkaidô, à Tomari, site bien nommé car écrit avec d'autres caractères mais homophone, tomari peut s'entendre arrêt. Peut-être est-ce prémonitoire d'un arrêt définitif du nucléaire au Japon ?
La chute des fleurs, le 13 avril, parc Sumida, 隅田公園
Donc pour la première fois depuis 1970, le Japon vit sans énergie d'origine atomique. Une sortie du nucléaire en 14 mois à peine, que beaucoup voudraient voir entérinée ; mais d'autres forces essaient de persuader de remettre en route au plus vite deux réacteurs qui seraient déjà testés et "sécurisés".
Quoi qu'il en soit, le redémarrage d'une centrale ne sera pas pour cet été. Rien n'est gagné ni d'un côté ni de l'autre. La lutte est serrée.
La chute des fleurs, le 13 avril, parc Sumida, 隅田公園
Samedi, quatre manifestations se sont déroulées en divers lieux symboliques de la capitale, par exemple devant le ministère de l’Économie.
En cette fin de dimanche après-midi, j'écoute à la radio, sur une station FM équivalente à France Musique, un programme de musique contemporaine avec une œuvre d'un compositeur russe inspirée par Tchernobyl. Une façon de faire passer un message. Je ne comprends pas bien quand on dit qu'au Japon, on ne parle pas de ce qu'il se passe, au contraire j'ai l'impression d'une imprégnation continue.
Dernier hanami, le 13 avril, parc Sumida, 隅田公園
Le journal Mainichi publie aujourd'hui un article  (en anglais) après un entretien avec Hamazaki Katsushige, 80 ans, premier ingénieur japonais diplômé dans le domaine de l'énergie nucléaire. 
En 1954, Hamazaki tomba sur un article dans un magazine qui parlait de cette nouvelle technologie pour produire de l'électricité que les USA, l'URSS et des pays européens étaient en train de développer. Il pensa que ce serait formidable pour le Japon, alors à l'amorce de sa période de haute croissance économique, et dépourvu de ressources énergétiques fossiles. De retour au Japon après des études au Royaume-Uni, il intégra en 1959 Chûbu Electric Power Co et travailla à partir de 1963 à la mise en route d'un réacteur livré par les Américains de General Electric, dans la préfecture de Fukui. La mise au point avant le démarrage fut lente et laborieuse mais "Je ne me sentais jamais fatigué car j'étais rempli du sentiment de soutenir le développement économique du Japon." dit-il. Il se souvient du moment où "la lumière de l'énergie atomique" arriva, du soleil levant sur la baie de Tsuruga à ce moment-là, des cris de joie, des banzai, des vivats que tous lançaient. 
Le même jour, se rappelle-t-il, ouvrait l'Exposition Universelle de Osaka, un événement majeur du Japon de l'après-guerre. Le thème en était "Progrès et harmonie pour l’humanité" et plus de 64 millions de personnes la visitèrent.
Par la suite, Hamazaki devint vice-président de Japan Atomic Power Co où il finit sa brillante carrière.
Dernier hanami, le 13 avril, le long de la Sumida, 隅田川にそって
En mars 2011, quelque 40 ans après le démarrage grandiose la centrale de Tsuruga, devant les images des bâtiments de la centrale n°1 de Fukushima, dévastés par les explosions après le séisme et le tsunami, Hamazaki est anéanti. "Je me suis senti précipité dans un abîme." dit-il. Les protections à multiples facettes dont il pensait qu'elles assureraient une "sécurité absolue" (sic) ont été si facilement balayées. 
Il conclut : "Ce 5 mai, c'est un jour où le peuple japonais doit reconsidérer sa politique énergétique, et cela comprend de revoir nos modes de vie".
Dernier hanami, le 13 avril, le long de la Sumida, 隅田川にそって
Une amie française, croisée ces jours-ci, prenant un air tragique, me déclare : "Ce n'est plus le même pays." Certes, mais écoutons Friedrich Hölderlin et envisageons avec lui que "là où croît le péril, croît aussi ce qui sauve".













  

jeudi 3 mai 2012

D'où vient hanami ?... 花見とは


Lorsque Tokugawa Ieyasu choisit le site de Edo en 1590 pour installer le siège de son fief, la cité n'est qu’un petit port de pêche sous un vieux château. Son choix, déterminé par des critères objectifs et modernes, anticipe un développement urbain à venir. Sa vision se confirme puisque Edo est la plus grande ville du monde dès le XVIIIe siècle, avec un million et demi d'habitants (quand Paris ou Londres comptent environ 500 000 habitants ; et Edo devenu Tokyo en 1868 n'arrêtera pas sa croissance), mais le site manque d’une assise historique et culturelle capable d’enraciner la légitimité du pouvoir militaire du shogun instauré à partir de 1603. Bref, ni Edo, ni la dynastie des Tokugawa n'ont une longue généalogie à afficher.
Parc Ueno en avril... 上野公園
Au tout début de l’époque Edo, en 1624, le troisième shogun, Tokugawa Iemitsu décide, d’après un rêve et les conseils d’un moine, de faire construire sur le site de Ueno un vaste temple bouddhique pour assurer la protection de la ville. Ueno se trouve à la limite nord-est de la ville, dite kimon, « porte des démons », direction considérée néfaste. Le premier des édifices bouddhiques construits, Tôeizan Kan’ei-ji, prend la fonction importante de borne protectrice de la ville, et devient le temple tutélaire des Tokugawa. Son implantation inscrit la cité selon les principes d’origine chinoise du feng shui (fûsui, en japonais, « vent et eau »), garants de prospérité. Les règles du fûsui avait déterminé le choix des sites et les tracés des précédentes capitales, Nara, Kyoto, ou de Kamakura, mais n'ont pas été prises en compte à Edo. (Ce qui est bien commode avec le fûsui, c'est qu'on peut toujours s'arranger après coup.)
Certains gardent la place jusqu'au soir, préparent la fête, en attendant les collègues de travail
Autre référence importante, la colline boisée et l’étang de Ueno sont vus comme, en miniature, le lac Biwa dominé par le mont Hiei, sites célèbres proches de Kyoto, la capitale impériale. Le premier temple construit à Ueno est d'ailleurs affilié à un très important monastère du mont Hiei, situé lui aussi au nord-est de la ville, prodiguant protection à la ville et éducation aux princes impériaux.
Par le recours à la valeur mythique des lieux, Iemitsu continue son entreprise de transfert symbolique en faisant  transplanter en grand nombre, sur la colline de Ueno, des cerisiers provenant de Yoshino, site sacré et des plus célèbres, proche des anciennes capitales Nara et Kyoto, et lié également à la famille impériale. 
Parc Ueno, l'allée au milieu de l'étang... 不忍池
La vaste entreprise de construction du paysage de Ueno, avec ses bois de cerisiers et ses temples, énonce que quelque chose d’important commence. L’objectif de cette greffe de meisho, sites célèbres par leur histoire et leur paysage, est de créer un mythe fondateur et des liens symboliques. La transposition de lieux riches d'historicité liés aux capitales impériales (Nara, Kyoto, Yoshino...) dote d’une épaisseur culturelle Edo, nouvelle capitale politique sans grand passé, quasi neuve. 
Par cette scénographie paysagère, le shogounat tente d’enraciner la légitimité de son pouvoir et de renforcer sa souveraineté. La production de ce paysage politique, dans un lieu spécifique qui dépasse l’échelle locale, d’abord participe à la mise en place d’un pouvoir fort et centralisé et puis doit l’incarner. Construire, planter et nommer ont des rôles complémentaires et en miroir. 
Parc Ueno... 上野公園
Mais les choses évoluent un peu différemment. Ueno, par son appropriation populaire, est aussi un espace d’innovation en devenant rapidement l’endroit le plus fameux pour admirer les cerisiers en fleurs. L’engouement des visiteurs transforme en véritable manifestation populaire hanami, qui signifie « voir les fleurs », mais plus spécifiquement celles de cerisiers. 
Dans le creuset de la ville d’Edo, les rites sacrés de la campagne et la culture esthétique issue de l'aristocratie ont fusionné dans des pratiques populaires aux significations renouvelées, dont hanami est le modèle original. « Faire hanami » suivant l’expression japonaise, c’est fêter le renouveau du printemps, les promesses d’une année fertile qui commence, c’est aussi jouir de la profusion explosive et de la beauté éphémère des fleurs tout en restant conscient de la fragilité de ce monde, donc de notre précaire condition. C’est d’abord une occasion de faire la fête à ne pas manquer. Le peuple d’Edo a ajouté un sens hédoniste à ce qui était à l’origine un rituel agraire (rites de fertilité, d'accueil de divinités et d'observation des bourgeons pour prévoir le calendrier agricole) puis une pratique sociale de cour liée à la composition poétique, et qui devient à Edo, d'abord sur la colline de Ueno, une célébration populaire et collective accompagnant le déploiement d'un nouveau paysage urbain.
Parc Ueno... 上野公園
Fêter les fleurs de cerisiers et le printemps peu prendre une tournure subversive en un tel lieu symbolique, le shogounat ne s'y trompe pas, qui tente d'interdire, en vain, ou l'alcool, ou les déguisements, ou la musique, ou les tenues féminines trop voyantes.

Ueno est ainsi décrit : « Les cerisiers au printemps, les fleurs de lotus en été, la pleine lune à l’automne, la neige en hiver. » A Ueno, le peuple d’Edo non seulement prend plaisir à profiter de la floraison des cerisiers au printemps, mais aussi des fleurs de lotus qui couvrent l’étang en été, à contempler la pleine lune qui s’y reflète en automne et à s’émerveiller du paysage enneigé en hiver. Des échoppes vendant de la nourriture ou des souvenirs, des maisons de thé apparaissent au bord de l’étang. Ces promenades sont fréquentées tout le long de l’année selon un calendrier reflétant le rythme de la nature, et diverses pratiques, pas aussi déférentes à l’égard du pouvoir que n’aurait souhaité le shogounat, s'y sont diffusées. 
Et Ueno reste le hot spot de Tokyo lors de la hanami, même si les cerisiers fleurissent partout dans la ville, le long des canaux, au détour d'une rue, et ne sont pas limités à quelques parcs ou lieux célèbres.  

Jardin du Musée national à Ueno... 東京国立博物館の庭園
A l'entrée du parc, deux syndicalistes des chemins de fer font signer une pétition contre la reprise des centrales nucléaires, profitant de la venue de milliers de visiteurs.