Lorsque Tokugawa Ieyasu choisit le site
de Edo en 1590 pour installer le siège de son fief, la cité n'est qu’un petit
port de pêche sous un vieux château. Son choix,
déterminé par des critères objectifs et modernes, anticipe un développement urbain à venir. Sa vision se confirme puisque Edo est la plus grande ville du monde dès le XVIIIe siècle, avec un million et demi d'habitants (quand Paris ou Londres comptent environ 500 000 habitants ; et Edo devenu Tokyo en 1868 n'arrêtera pas sa croissance), mais le site
manque d’une assise historique et culturelle capable d’enraciner la
légitimité du pouvoir militaire du shogun instauré à partir de 1603. Bref, ni Edo, ni la dynastie des Tokugawa n'ont une longue généalogie à afficher.
Au tout début de l’époque Edo, en 1624,
le troisième shogun, Tokugawa Iemitsu décide, d’après un rêve et les conseils
d’un moine, de faire construire sur le site de Ueno un vaste temple bouddhique
pour assurer la protection de la ville. Ueno se trouve à la limite nord-est de la ville,
dite kimon, « porte des
démons », direction considérée néfaste. Le premier des édifices bouddhiques
construits, Tôeizan Kan’ei-ji, prend la fonction importante de borne protectrice
de la ville, et devient le temple tutélaire des Tokugawa. Son implantation
inscrit la cité selon les principes d’origine chinoise du feng shui (fûsui, en
japonais, « vent et eau »), garants de prospérité. Les règles du fûsui avait déterminé le choix des
sites et les tracés des précédentes capitales, Nara, Kyoto, ou de Kamakura, mais n'ont pas été prises en compte à Edo. (Ce qui est bien commode avec le fûsui, c'est qu'on peut toujours s'arranger après coup.)
Certains gardent la place jusqu'au soir, préparent la fête, en attendant les collègues de travail |
Autre référence importante, la colline
boisée et l’étang de Ueno sont vus comme, en miniature, le lac Biwa
dominé par le mont Hiei, sites célèbres proches de Kyoto, la capitale impériale. Le premier temple construit à Ueno est d'ailleurs affilié à un très important monastère du mont Hiei, situé lui aussi au nord-est de la ville, prodiguant protection à la ville et éducation aux princes impériaux.
Par le
recours à la valeur mythique des lieux, Iemitsu continue son entreprise de
transfert symbolique en faisant
transplanter en grand nombre, sur la colline de Ueno, des cerisiers provenant de Yoshino, site sacré et des plus célèbres, proche des anciennes capitales Nara et Kyoto, et lié également à la famille impériale.
La vaste
entreprise de construction du paysage de Ueno, avec ses bois de cerisiers et
ses temples, énonce que quelque chose d’important commence. L’objectif de
cette greffe de meisho, sites célèbres par leur histoire et leur paysage,
est de créer un mythe fondateur et des liens symboliques. La transposition de lieux riches d'historicité liés aux capitales impériales
(Nara, Kyoto, Yoshino...)
dote d’une épaisseur culturelle Edo, nouvelle capitale politique sans grand passé, quasi neuve.
Par cette
scénographie paysagère, le shogounat tente d’enraciner la légitimité de son
pouvoir et de renforcer sa souveraineté. La production de ce paysage politique, dans un lieu spécifique qui
dépasse l’échelle locale, d’abord participe à la mise en place d’un pouvoir
fort et centralisé et puis doit l’incarner. Construire, planter et nommer ont des
rôles complémentaires et en miroir.
Parc Ueno... 上野公園 |
Mais les choses évoluent un peu différemment. Ueno, par son appropriation populaire,
est aussi un espace d’innovation en devenant rapidement l’endroit le plus
fameux pour admirer les cerisiers en fleurs. L’engouement des visiteurs
transforme en véritable manifestation populaire hanami, qui signifie « voir les fleurs », mais plus
spécifiquement celles de cerisiers.
Dans le creuset de la ville d’Edo, les
rites sacrés de la campagne et la culture esthétique issue de l'aristocratie ont
fusionné dans des pratiques populaires aux significations renouvelées, dont
hanami est le modèle original.
« Faire hanami » suivant
l’expression japonaise, c’est fêter le renouveau du printemps, les promesses
d’une année fertile qui commence, c’est aussi jouir de la profusion explosive et de la
beauté éphémère des fleurs tout en restant conscient de la fragilité de ce
monde, donc de notre précaire condition. C’est d’abord une occasion de faire la fête à ne pas manquer. Le peuple
d’Edo a ajouté un sens hédoniste à ce qui était à l’origine un rituel agraire (rites de fertilité, d'accueil de divinités et d'observation des bourgeons pour prévoir le calendrier agricole) puis
une pratique sociale de cour liée à la composition poétique, et qui devient à Edo, d'abord sur la colline de Ueno, une célébration populaire et collective accompagnant le
déploiement d'un nouveau paysage urbain.
Fêter les fleurs de cerisiers et le printemps peu prendre une tournure subversive en un tel lieu symbolique, le shogounat ne s'y trompe pas, qui tente d'interdire, en vain, ou l'alcool, ou les déguisements, ou la musique, ou les tenues féminines trop voyantes.
Ueno est ainsi décrit : « Les
cerisiers au printemps, les fleurs de lotus en été, la pleine lune à l’automne,
la neige en hiver. » A Ueno, le peuple d’Edo non seulement prend plaisir à
profiter de la floraison des cerisiers au printemps, mais aussi des fleurs de
lotus qui couvrent l’étang en été, à contempler la pleine lune qui s’y reflète
en automne et à s’émerveiller du paysage enneigé en hiver. Des échoppes vendant
de la nourriture ou des souvenirs, des maisons de thé apparaissent au bord de
l’étang. Ces promenades sont fréquentées tout le long de l’année selon un
calendrier reflétant le rythme de la nature, et diverses pratiques, pas aussi
déférentes à l’égard du pouvoir que n’aurait souhaité le shogounat, s'y sont diffusées.
Et Ueno reste le hot spot
de Tokyo lors de la hanami, même si les cerisiers fleurissent
partout dans la ville, le long des canaux, au détour d'une rue, et ne
sont pas limités à quelques parcs ou lieux célèbres. Jardin du Musée national à Ueno... 東京国立博物館の庭園 |
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