« Faire d'un événement, si petit soit-il, la chose la plus délicate du monde, le contraire de faire un drame, ou de faire une histoire. »

Gilles Deleuze, Dialogues

mercredi 1 février 2012

Jardin de pivoines d'hiver à Ueno...上野の冬牡丹園

Jours de froid piquant et de bise mordante.
Et pourtant des pivoines sont en fleurs dans un jardin de Ueno, ouvert depuis le premier janvier et encore une large partie de février cette année.

A Japon, pour accueillir l'année nouvelle, on fait fleurir en plein hiver une variété de pivoine grâce à une capuche de paille de riz nommée wara bocchi 藁ぼっち qui crée un micro-climat autour de la plante et la protège de la neige. Cette couverture porte le même nom que les bottes de paille dans les rizières après la récolte, et n'est pas sans rappeler les pèlerines de paille, mino 蓑, portées autrefois pour se protéger de la pluie ou de la neige. La variété florale ainsi travaillée fleurit normalement deux fois, au début du printemps et à la fin de l'automne. La floraison du printemps est supprimée en éliminant les boutons et la floraison suivante, plus tardive dans l'hiver, est rendue possible grâce à la capuche de paille qui devient un élément plastique intégré dans le jardin. Le Japon est maître dans l'art de transformer les contingences en esthétique.

Cette manière a été mise au point durant l'époque Edo au XVIIIe siècle, période qui vit un essor éclatant de l'horticulture avec la démultiplication des hybrides de nombreuses plantes à fleurs et des techniques de culture. La classe dominante, celles des bushi, les guerriers, se retrouva avec beaucoup de temps libre pendant les 250 ans de paix de l'époque Edo (1603-1867). Obligés par le shogunat des Tokugawa à posséder plusieurs résidences, dans leur fief et dans la cité d'Edo, les samouraïs se reconvertirent dans le jardinage. Certains puissants daimyô, grands feudataires, laissèrent leur fortune dans leurs jardins d'agrément.

Cette floraison est révélatrice des liens avec la nature très construits par la culture japonaise. La relation à la nature, au Japon, est souvent qualifiée d'harmonie, mais il faudrait plutôt parler d'alliance très sophistiquée. Dans quel but ? Goûter un moment révélé par sa beauté éphémère et partager un bref et délicat plaisir poétique. La sensualité des fleurs de pivoines paraît encore plus fragile dans la froidure hivernale. Outre la touche d'attirance pour l'étonnant ou même le bizarre ajoutée par l'époque Edo, c'est toujours notre condition, précaire et transitoire, qu'évoquent les faits de nature ainsi mis en scène sous forme d'un paysage dramaturgique. 

Ce jardin, qui semble être là depuis toujours, fut créé en 1980 pour galvaniser l'amitié sino-japonaise et compte 2500 pieds de pivoines arbustives, espèces locales et chinoises. Seulement une partie fleurit en hiver, une importante floraison de saison se fait aussi en avril dans une toute autre atmosphère. Cet endroit fait partie des shin-meisho, nouveaux lieux renommés, de Tokyo et se trouve dans le sanctuaire Toshogû qui lui fut édifié en 1627 pour honorer le premier shogun, Tokugawa Ieyasu. Le bâtiment du sanctuaire, bâché actuellement car en cours de restauration, est un des très rares vestiges bâtis de l'époque Edo, construit dans un style décoratif "à la chinoise", très orné, coloré et doré, d'une luxuriance prisée au début du XVIIe siècle mais vite abandonnée, et qu'on retrouve à Nikkô. A côté, se détache la silhouette d'une pagode de cinq niveaux qui faisait partie du Kanei-ji, important temple bouddhique tutélaire des Tokugawa. Cet autre rare vestige de la cité d'Edo est maintenant intégré dans le zoo de Ueno, le premier du Japon créé en 1882. Faire finir la dynastie des Tokugawa au zoo est révélateur de l'estime dans laquelle les réformateurs de Meiji la tenaient.

Dans cette belle collection botanique, des arbustes variés et tous intéressants forment des arrangements avec les pierres des bordures d'allure rustique mais très composées. Et au-dessus, dominent de très grands arbres, formant un couvert de ramures.

Des cartouches verticaux en bois énoncent des poèmes, tous portant le mot fuyubotan 冬牡丹, pivoine d'hiver. Et à la fin de la promenade, des papiers, des feutres donnent l'occasion à chacun de s'exercer à la composition poétique, ou bien de laisser une petite trace de son passage. 

3 commentaires:

  1. Un poème du jardin que j'ai noté lors de ce moment magique et une tentative de traduction :

    夢の又、
    夢の色なり、
    冬牡丹
    Réminiscence du rêve,
    devenant sa couleur,
    pivoine d'hiver

    RépondreSupprimer
  2. Merci Sylvie pour la qualité de ton blog, l'alternance de ces moments de grâce avec les articles sur la situation post-Fukushima. Cécile L.

    RépondreSupprimer