« Faire d'un événement, si petit soit-il, la chose la plus délicate du monde, le contraire de faire un drame, ou de faire une histoire. »

Gilles Deleuze, Dialogues

mercredi 12 mars 2014

Un avant-goût du printemps, les fleurs de pruniers... 梅、春近しを思わせる

Cette année, le mois de mars reste hivernal mais malgré tout, le soleil généreux incite, peu à peu, les plantes à bourgeonner.
Prunus mume... 梅

Avant les grandioses cerisiers, une première floraison annonce le printemps, celle des prunus mume, 梅 (ume) que l'on appelle communément en français pruniers ou abricotiers du Japon. Cet arbre est rare en Europe, la vague du japonisme qui a tant orientalisé les jardins, curieusement, ne l'a pas diffusé.
Au Japon, les pruniers sont arrivés de Chine il y a fort longtemps, à partir du VIème siècle, en même temps que tous les apports politiques, culturels, religieux, venus du continent. Leur floraison et leur fragrance délicates ornaient d'abord les jardins aristocratiques et ont imprégné la poésie. Leurs fruits qui tiennent de la prune, de la pêche et de l'abricot, sont récoltés en juin, au moment de la saison des pluies nommée en japonais la pluie des prunes 梅雨. Ces "prunes" ne sont pas consommables crues mais traitées en saumure, elles sont un condiment très prisé devenu iconique, car une prune rouge posée sur le riz blanc en relève le goût autant que la vue.
 
Prunier pleureur... しだれ梅

Au XVIIIème siècle, dans la très grande ville d'Edo (devenue Tokyo) qui comptait largement plus d'un million d'habitants, les vergers de pruniers ont commencé à devenir objet d'appréciation par les citadins en quête de promenades, de sensations et d'occasions de rencontres nouvelles. On a lancé ume-mi, admirer les pruniers en fleurs, après avoir commencé à pratiquer à cette même époque hana-mi, célébration festive de la floraison des cerisiers. Et pour les paysans, ouvrir aux promeneurs leurs vergers situés en proche périphérie de la ville était un bon moyen pour arrondir leurs revenus. Les lieux les plus célèbres étaient à l'est de la ville, au-delà de la rivière Sumida. Hiroshige, en 1856, dans une estampe de la série des Cent lieux célèbres d'Edo, a laissé une image de cette ambiance à la fois champêtre et raffinée.
Hiroshige, Umeyashiki, verger de pruniers à Kameido
Dans cette estampe, l'arbre en premier plan était particulièrement célèbre, par son grand âge et sa taille sophistiquée qui évoquait la forme d'un dragon, d'ailleurs son nom était Garyûbai, 臥竜梅, Prunier-dragon couché. Le cadrage met en valeur dans un très gros plan, le contraste entre le tronc noir, tortueux, rugueux avec les fleurs blanches, fragiles, délicates, comme une renaissance inespérée et merveilleuse. Les promeneurs à l'arrière-plan sont minuscules, de la taille des fleurs, pour nous rappeler que notre destinée en ce monde, éphémère, ne vaut guère plus que fleur de prunier.  
Jardin de pruniers du sanctuaire Katori à Kameidô... 亀戸にある香取神社の梅園

Aujourd'hui, de très nombreux jardins, devant les maisons, dans les temples ou les parcs, cultivent des pruniers ume pour la beauté précoce de leur fleurs, délicatement parfumées, qui vont du blanc le plus luminescent au rouge sombre avec tous les dégradés du rose. 
Sanctuaire Katori... 香取神社
Katori jinja à Kameido, sanctuaire shinto de quartier donc entretenu par les habitants, possède un petit jardin de pruniers qui offre l'occasion de faire une visite festive. Déjà dans ce même lieu, à l'époque d'Edo, existait un de ces fameux vergers, qui disparut en 1910, victime à la fois d'une crue de la Sumida et de l'industrialisation des quartiers populaires à l'est de la ville. L'heure n'était plus à la promenade bucolique mais au travail en usine. 
Le sanctuaire dans son quartier, au pied d'une barre de HLM
Le jardin fut reconstitué en 1954, et il jouit aujourd'hui d'une belle notoriété dans le quartier. On s'y promène, on y boit un verre de saké chaud offert, les associations locales proposent une rencontre de composition poétique, ou une autre fois une cérémonie du thé. Toute une sociabilité populaire s'y déroule et réinstalle les habitants à la fois dans leur quartier, dans le rythme des saisons et dans leur culture.
Un jeune père et son fils, et un exemple de transmission culturelle

dimanche 2 mars 2014

Des nouvelles du printemps et un paysage d'hiver... 春便りと冬の風景

Mercredi 26 février, les médias, dont la télévision publique NHK, ont présenté la carte qui prédit l'avancée du front des cerisiers. D'après ces données, la floraison devrait débuter à Tokyo vers le 26 mars. 
Cette carte va maintenant être précisée chaque semaine, suivant les variations météorologiques. Cela pourrait sembler un peu anecdotique mais cet événement saisonnier revêtant une telle importance pour toute la société japonaise sur tout le territoire, la prévision des dates de floraison est une chose extrêmement sérieuse. En effet, les localités doivent préparer et organiser des aménagements provisoires parfois importants, tels que toilettes publiques, poubelles, stands de vente à emporter, éclairages, ... dans chacun des innombrables lieux célèbres pour leurs cerisiers qui vont voir leur fréquentation explosée, depuis le petit jardin public de quartier, jusqu'au site classé par l'Unesco comme patrimoine de l'humanité tels les mont de Yoshino près de Nara. Pendant une semaine, ce sont, dans certains parcs urbains, des centaines de milliers de personnes qui vont venir admirer, déambuler, piqueniquer, boire, se perdre, se retrouver, se photographier, s'exclamer, s'émouvoir, s'en aller pour revenir l'an prochain. 
Il y a quelques années, l'agence de la Météorologie nationale a fait une petite erreur de prévision, rattrapée au dernier moment mais qui a pu entraîner quelques perturbations ; son directeur a fait des excuses publiques pour cette faute dont la cause a été recherchée avec célérité : une donnée erronée introduite dans les calculs.
En hiver, les algues wakame sont récoltées
Les wakame sèchent en plein air, ici sur la plage de Kamakura
La lumière glacée et limpide de l'hiver est en train de changer en une luminosité humide et brumeuse ; une pluie encore froide arrose les jardins, le régime hivernal est en train de laisser la place à celui du printemps.

Entrée d'un temple près de la mer à Kamakura, au sud de Tokyo
Par ailleurs, se préparent aussi les événements commémoratifs de la triple catastrophe du 11 mars 2011. En avant-goût, le 1er mars, a été commémoré, 60 ans après, avec un des survivants devenu activiste antinucléaire plus que jamais énergique à 80 ans, l'accident du Daigo Fukuryû Maru, un bateau de pêche japonais qui fut touché par l'essai d'une bombe H effectué par les Américains dans le Pacifique, près des îles Marshall et de l'atoll de Bikini, le 1er mars 1954. Parmi les 23 membres d'équipage, 15 décédèrent assez rapidement, le chef radio mourant 7 mois après l'accident. Voir dans cet article en anglais du journal Mainichi un portrait de cet ancien pêcheur, Oishi Matashichi, en visite dans les îles Marshall avec des étudiants de l'université de Fukushima dont les familles ont été déplacées à cause de la catastrophe nucléaire. Les populations de ces îles du Pacifique ont elles aussi payés un lourd tribut aux essais atomiques effectués entre 1946 et 1958.

Décidément, le Japon a déjà une histoire longue et tourmentée avec le nucléaire, comme un mauvais karma qui le poursuit, à jamais.
 

mardi 11 février 2014

Tombe la neige... 雪が降る

Samedi 7 février, toute la journée, la neige est abondamment tombée, faisant exploser les superlatifs dans les médias qui n'auraient pas vu une telle chute depuis 50 ans. Pourtant, à Tokyo, la neige fait partie du paysage hivernal, même si elle se fait plus rare du fait du réchauffement urbain : la température moyenne de janvier a augmenté à Tokyo de 4°C en 100 ans, d'où la rareté des jours de gel et de neige.

Quartier de Hirai, samedi matin

La neige sied bien à la ville de Tokyo. Autant à Paris, la neige n'apporte pas grand chose, très vite transformée en une affreuse gadoue noire, autant elle métamorphose Tokyo. A Paris, les bâtiments sont trop hauts pour laisser voir les toits blanchir, les façades trop verticales, la végétation trop rare pour la retenir, alors qu'à Tokyo, les toits des petites maisons, les jardinets, les moindres buissons, accrochent la neige. La lumière blanche unifie la ville d'ordinaire si disparate et crée un paysage monochrome. Les quartiers ordinaires de ruelles prennent des allures de villages de montagne, les grands toits des temples et sanctuaires semblent garder quelque vallée mystérieuse. Tokyo sous la neige, c'est sublime.
Oranger sous la neige, Hirai

Malgré un manteau de 30 cm, et surtout de fortes rafales de vent, les trains ont continué à assurer leur service, les bus ont mis leurs chaînes. Dimanche matin tout le monde a sorti sa pelle pour déneiger les trottoirs et permettre de circuler sans glissade. Lorsque je me suis levée vers 8h, un voisin avait déjà tout déblayé devant nos trois maisons contigües. Les enfants se sont régalés toute la journée.
Camélia

Sanctuaire shinto du quartier de Hirai

Tandis qu'à Paris les jardins publics ferment car "la neige masquant les reliefs peut être cause d'accident", à Tokyo, les parcs et jardins restent ouverts pour offrir l'occasion d'admirer ce paysage exceptionnel, thème saisonnier qui fait l'objet d'une appréciation poétique depuis fort longtemps. A l'époque d'Edo (1600-1867), on allait pratiquer yukimi 雪見(contempler la neige) sur le modèle de hanami lors des cerisiers en fleurs. Aujourd'hui, les promeneurs restent assez nombreux, des photographes avec leur matériel emballé dans du plastique, des familles avec des enfants et des étrangers résidents à Tokyo qui profitent de ces sensations uniques.
Cerisiers du parc Shinjuku Gyôen
Etang du parc Shinjuku Gyôen
Lanterne et bambous nains sasa
Bois de pruniers ume avec les premières fleurs
Une photographe en action, toujours à Shinjuku Gyôen

La nature nous apporte consolation, nous en avons bien besoin, car ce weekend de neige fut aussi celui de l'élection du Gouverneur de Tokyo (le maire), élection anticipée après la démission du précédent Gouverneur au bout d'un an de mandat pour cause d'argent perçu illégalement.
La campagne électorale, très étrangement peu relayée par les médias, est devenue sur le terrain une confrontation pro ou antinucléaire avec la présence de deux candidats clairement antinucléaires : un avocat soutenu par le parti communiste et divers petits partis de gauche, et Hosokawa Morihiro, ancien premier ministre sorti au débotté de sa retraite et très activement soutenu par Koizumi Junichiro également ancien premier ministre métamorphosé en adversaire du lobby nucléaire, après en avoir été un membre de fait, par sa carrière politique. A noter que Koizumi est membre du même parti que le chef du gouvernement actuel, Abe Shinzô, dont il critique très ouvertement les choix économiques et politiques. Les deux candidats anti-nucléaires n'ont pas réussi à faire candidature commune. Le total de leur voix est égal à celui du candidat élu, Masuzoe Yôichi, ancien ministre de la Santé, soutien du gouvernement actuel, donc pro-nucléaire en plus d'être furieusement misogyne. 
Autre signe inquiétant, en plus d'au taux de participation extrêmement faible, un candidat ultranationaliste, ancien cadre militaire de l'Armée où il était enseignant, révoqué pour cause de propos révisionnistes sur le rôle du Japon pendant la guerre, a obtenu beaucoup de voix et a fini en quatrième position.
Les habitants des régions du Tohoku touchées par les désastres du 11 mars 2011 sont très déçus de ce résultat. Le Gouverneur élu n'a mis en avant que la préparation des Jeux Olympiques d'été en 2020, une occasion de faire de Tokyo la ville leader du monde, objectif bien égoïste et étroit. Les réfugiés nucléaires se sentent particulièrement sacrifiés sur l'autel de la réussite de Tokyo. N'oublions pas que Tepco, le calamiteux exploitant des centrales nucléaires dans le nord du Japon dont celle de Fukushima, signifie Tokyo Electric Power Company.
 
Super Bonus A Ne Pas Rater :
Un chanteur qui fut une grande vedette ici et cette chanson, un succès repris par plein de chanteurs japonais  :
Adamo, Tombe la neige en japonais au Japon !

Une version 100% japonaise par une chanteuse célébrissime décédée en 1989, Misora Hibari, à la prenante voix androgyne :
 

mardi 4 février 2014

Pour bien commencer l'année... 花を植えましょう

...plantons des fleurs, comme Monsieur Saitô.

M. Saitô (son nom est écrit sur son casque) est vigile sur un important chantier en cours sur le campus de Waseda.
Sa tâche consiste à assurer la sécurité de l'interface entre le chantier et l'espace public. Concrètement, il s'agit pour lui de régler le flux des camions qui entrent et sortent débouchant à la fois sur la rue et l'entrée du campus. De façon générale, cette interface est extrêmement sécurisée au Japon par de nombreux balisages et d'aussi nombreux vigiles qui souvent ont pour principal travail de s'excuser du dérangement occasionné, même pour des travaux minimes.
Guérite de M. Saitô, avec le balai et la pelle pour ramasser la moindre aiguille de cèdre ou feuille de ginkgo, avec le bol de croquettes pour le chat du coin.
 Pour M. Saitô déjà présent sur ce site depuis bientôt deux ans et jusqu'en septembre 2014, les jours se suivent, sans doute un peu monotones, mais pénibles les jours de canicule en été, de grand froid en hiver, ou de pluie battante.
Le chat qui a adopté M. Saitô et fait la sieste sous un camélia à côté de la guérite.

Alors, afin d'agrémenter le temps passé sur place, M. Saitô fait des plantations.
Il a semé des graines de tournesols au printemps dernier pour avoir des fleurs en été, et cet hiver il a planté des oignons de tulipes pour voir fleurir l'arrivée du printemps.
M. Saitô pose avec ses tournesols en juillet
La guérite en juillet

Pour faire ses plantations, il jardine des coins de terre résiduels, au pied d'un arbre ou bien à l'entrée du chantier. Il fait ce que beaucoup d'habitants font devant leur maison s'ils n'ont pas de jardins : ils installent des pots de fleurs sur les trottoirs, et plantent aux pieds des arbres d'alignement. Certaines ruelles particulièrement plantées par les habitants deviennent de véritables allées jardinées. 
M. Saitô arrose les tulipes en janvier
Les habitants des villes japonaises pratiquent depuis toujours, sans le savoir, comme M. Jourdain faisait de la prose, ce que des activistes écolo-créatifs ont appelé guerilla gardening. Ces pratiques, à la fois actions politiques et environnementalistes, ont été mises en oeuvre et pensées d'abord à New York dans les années 70, afin de recréer des espaces communs et publics en jardinant des terrains vacants, des friches urbaines dans la ville en crise, des coins à l'abandon. La guerilla jardinière s'est ensuite disséminée à Berlin, en Hollande, en Angleterre, etc. A lire, pour connaître l'histoire de ces mouvements, et même comment entreprendre des opérations, La Guerilla jardinière par Richard Reynolds, éditions Yves Michel, 2010, un livre plein d'humour à l'anglaise.

Si l'on disait à M. Saitô qu'il agit en guerillero jardinier, il serait sans doute bien surpris. Comme quoi, dans la ville japonaise, la dichotomie public/privé qui conditionne si fortement notre espace urbain n'a pas la même prégnance ni la même signification.
Au temps linéaire de la progression du chantier, période qui s'achèvera avec la réception d'un bâtiment de 14 étages, au rythme circadien des jours qui s'enchaînent, à ces temps contraints, M. Saitô réintroduit le cycle des saisons. En ménageant un temps propre, celui du jardinage, de la croissance des plantes qu'il observe, de leur épanouissement, de leur succession, il s'offre la possibilité de donner une forme particulière à son lieu de travail, pourtant peu amène.

Guerillero M. Saitô ? Peut-être, poète assurément. 

mardi 17 décembre 2013

Hésitations existentielles... 実存的な迷い

江戸川区平井
Les tags sont rares à Tokyo, mais pas complètement absents. Pour preuve, celui-ci a été tracé sous un passage ferroviaire dans un quartier résidentiel, en un lieu peu fréquenté.
Les tags ne seraient-ils pas une forme urbaine et moderne des kôan 公案 élaboré par le bouddhisme zen, qui nous interpellent, déjà par le fait de leur présence ? 
(Un kôan est un énoncé paradoxal, objet de méditation, qui oblige à ouvrir par l'intuition, l'imagination, de nouvelles voies de réflexion, en laissant la logique rationnelle.)
Humour et poésie de la rue...

lundi 4 novembre 2013

Une affiche en gare de Iidabashi... 飯田橋駅にあるポスター

La compagnie de chemins de fer JR fait sa propre publicité sur son réseau. 
Voici une belle affiche pour promouvoir le fret ferroviaire, présenté comme un moyen de transport écologique, dans la continuité de la tradition réputée économe propre à l'époque d'Edo. 
"Aujourd'hui comme autrefois, l'éco-fret"
Un train de marchandises JR a été habilement inséré à l'intérieur d'une estampe, au milieu de l'image comme au centre de l'espace représenté. Cette ukiyo-e, œuvre de Hokusai, est issue de la série des Trente-six vues du mont Fuji (vers 1830) et représente le site de Hotogaya sur la fameuse route du Tôkaidô qui relie Kyoto à Edo, la capitale impériale à la capitale politique aujourd'hui renommée Tokyo. 
En premier plan, des porteurs ont posé leur palanquin garni de leur riche client, un palefrenier conduit sa monture transportant un voyageur aisé, et allant dans l'autre sens, passe un modeste piéton avec son baluchon. Cette route, toujours l'axe vital du Japon prolongé vers le nord et le sud, était déjà fréquentée par des foules de voyageurs circulant en tous sens. Le transport de marchandises, en fait, se faisait en bateau par mer, la route étant réservée aux voyageurs, à pied, à cheval ou en palanquin suivant leurs moyens financiers, sans charrettes ni voitures à cheval. La route est donc occupée par des hommes, non des véhicules, ce qui modèle entre autres l'usage des rues dans les villes japonaises. Les voitures n'y ont pas la priorité de l'usage, la circulation automobile est une fonction parmi d'autres, l'espace de la rue reste donc polyfonctionnel.

L'affiche fait aussi un clin d'oeil au cliché maintes fois vues du train rapide shinkansen filant devant le mont Fuji, image de la modernité et de la tradition qui représenterait "l'essence du Japon", encore en couverture du guide vert Michelin Japon par exemple.
Bon voyage !

samedi 28 septembre 2013

Un monde hors du monde... 世界を離れている世界

Un journaliste et photographe indépendant, Kino Ryûichi 木野龍逸, s'est rendu en juin, pour la quatrième fois, à Fukushima.
Il a rapporté une série d'images de la zone interdite dans un rayon de 20km autour de la centrale en dévastation, requalifiée depuis mai dernier en "zone de retour impossible dans un délai de cinq ans".
Pour voir toutes les images, cliquez sur ce lien.
Des sacs de matières contaminées
On voit de tels sacs remplis de terre ou de végétaux, provenant des chantiers de "décontamination", depuis les fenêtres du Shinkansen (TGV) qui va vers le nord, un peu avant la ville de Fukushima, au bord des champs. Sacs de terre, réservoirs d'eau, l'asphyxie du territoire s'étend. Jusqu'où ?
Sacs à perte de vue, dont on ne sait que faire

Chemin de fer abandonné
Ville abandonnée
Littoral abandonné après le tsunami, un autel honore des disparus
C'est le culte rendu aux morts qui seul témoigne du passage des vivants dans cette zone de non-lieu.
Campagne abandonnée
"L'énergie nucléaire pour construire une société et une ville riches" clame le portique installé à l'entrée du bourg de Futaba, commune sur laquelle la moitié de la centrale de Fukushima est implantée. 
Sur une autre image, un portique proclame "Le nucléaire, énergie d'un futur lumineux".

vendredi 13 septembre 2013

"Let me assure you the situation is under control."

Vol Air France, quelque part dans le ciel entre Paris et Tokyo dans la nuit de samedi à dimanche. Une hôtesse japonaise prend le micro : 
"J'ai une très bonne nouvelle à annoncer, Tokyo vient d'être choisi pour organiser les Jeux Olympiques de 2020.
Dans l'avion, quelques applaudissements et expressions de joie, enthousiasme modéré (la population de Tokyo était la moins motivée pour soutenir l'organisation des JO, à peine 60% contre l'immense majorité des Stambouliotes ou des Madrilènes). L'annonce faite en japonais n'est traduite ni en français, ni en anglais, comme quoi, les valeurs soit-disant universalistes de l'olympisme flattent avant tout (seulement ?) la ferveur nationale.

A Tokyo, dimanche 8 septembre, tous les médias, télévisions, journaux, panneaux d'affichages, enchaînent éditions et programmes spéciaux, on frise la saturation.

Pour soutenir le gouverneur de Tokyo, le premier ministre Abe Shinzô avait fait le déplacement à Buenos Aires. Dans son discours devant le jury, il n'avait pas prévu de parler de Fukushima mais la délégation sur place lui fit comprendre que, plutôt d'attendre les inévitables questions à ce sujet, il valait mieux prendre les devants. Même si les membres du comité olympique, pour diverses raisons, avaient déjà fait leur choix (stratégies européennes pour 2024, inquiétudes sur la situation sociale et économique en Turquie, garantie et sécurité assurées en choisissant le Japon -le nucléaire fait moins peur que l'islam -), personne ne pouvait complètement éluder la question de Fukushima après le feuilleton des fuites d'eau radioactives pendant tout l'été.

Dans un anglais laborieux, Abe assura donc à certains qui s'inquiétaient à propos de la centrale de Fukushima, que la situation était sous contrôle. Que l'eau contaminée ne sortait pas des limites du port de la centrale, et que surtout Tokyo n'était en rien concerné par ce qui se passait là-bas. Il conclut en disant que, sous le ciel bleu de la ville de Fukushima, les enfant jouaient au ballon et que la désignation de Tokyo serait une grande joie pour eux, un réconfort pour tous les habitants de la région touchée par le séisme et le tsunami de mars 2011.
Le site de la ville de Fukushima, entre rivière et montagnes. La rivière Abukuma accueille en hiver de nombreux cygnes et canards qui descendent de Sibérie... 福島市に於ける阿武隈川
Images Sb prises le 11 mars 2013

Les habitants de la région concernée en premier lieu, mais aussi beaucoup de personnes à Tokyo, ont été consternés par de tels propos mensongers. Les pêcheurs du département de Fukushima, interdits d'activité à cause de la contamination des eaux du littoral, ont fait savoir leur colère. C'est leur situation qui est niée ! Lundi 9 septembre, lors de la conférence de presse hebdomadaire sur la situation à la centrale de Fukushima, les journalistes ont demandé aux responsables de Tepco en face d'eux s'ils pouvaient confirmer les propos du premier ministre. Gros embarras. Le gouverneur de la préfecture de Fukushima a fait connaître aussi sa stupeur et a annoncé qu'il interprétait les propos de Abe comme un engagement du gouvernement et de l'Etat à prendre la responsabilité totale du chantier, décrit comme "un hôpital sur un champ de bataille" par un dirigeant de Tepco. 
Sous le ciel bleu de Fukushima, toutes les écoles, les crèches, les jardins publics sont équipés d'appareils qui mesurent la radioactivité
Photos Sb prises le 11 mars 2013
Pendant ce temps, les eaux souterraines qui descendent des montagnes vers la mer, continuent à se charger de cesium et de tritium en passant sous la centrale. Les divers moyens mis en oeuvre pour essayer de bloquer ces flux ont tous échoué, d'autres vont être tentés comme congeler les sols pour former une barrière, après l'échec du mur de béton ou de l'injection de gélifiants. Au coup par coup il faut inventer des réponses à des problèmes inconnus et mal cernés, aucune solution globale n'est disponible. Les centaines de réservoirs d'eau encore plus contaminée (fuyant aussi) qui occupent aujourd'hui la majeure partie du site et des ouvriers, représentent d'après un spécialiste un danger potentiellement plus préoccupant que les eaux souterraines. Et vendredi 13 septembre, de la vapeur blanche dont la cause reste inexpliquée a été à nouveau observée.
Des réservoirs qui s'étendent à perte de vue... 汚染水を移送するための 緊急時用タンク
Photos du site de Fukushima publiées par le Japan Daily Press
Bref, ça fuit, ça fume, ça coule, tous les projecteurs sont braqués sur Fukushima, peut-être pendant peu de temps, mais la dimension des problèmes apparaît très crûment depuis la désignation de Tokyo par le CIO.
L'attitude offusquée des autorités devant les dessins du Canard Enchaîné (qui ont fait la une des journaux japonais) montre que la situation est peut-être sous contrôle mais qu'il suffit de peu pour faire déraper cette belle assurance.
Dessin du Canard Enchaîné paru le 11 septembre

 
Fuku-chan, mascotte proposé par un Américain. Le mauvais esprit est bien partagé... アメリカ人が提案したフクちゃんというロゴとキャラクター

samedi 25 mai 2013

Sur les traces des routes et déroutes de Nicolas Bouvier au Japon... 日本に於ける二コラ・ブヴィエの凸凹道

Séjour à Kyoto, avec la visite d'une petite exposition consacrée à des photographies prises par Nicolas Bouvier au Japon en 1955/1956, dans le cadre d'une belle initiative, Kyotographie, qui présentait des œuvres photographiques dans des lieux divers et variés, temples, maisons, galeries... Une occasion de découvrir la ville en même temps que des photographes.
Entrée de Yûisai Kôdôkan... 有斐斎 弘道館

Nicolas Bouvier (1929-1998) est l'auteur d'un ouvrage devenu mythique, L'usage du monde, écrit après une traversée de trois ans sur les routes vers l'Orient, depuis sa Suisse natale jusqu'à Ceylan. Ce livre, publié en 1963, ne rencontra pas la reconnaissance du public. Personne dans son "horizon d'attente", malgré quelques bonnes critiques mais l'absence de distribution en France.  
Encalminé sept longs mois dans l'île de Ceylan qui lui fut maléfique (il réussira à en tirer 25 ans plus tard Le poisson-scorpion qui le fera connaître en 1982), Nicolas Bouvier s'en extirpa pour arriver au Japon où il débarqua à Yokohama en 1955.

Il reste un an à Tokyo où il vit très chichement, parfois indigent dans la ville qu'il ne renonce pas à arpenter, noter, photographier. Il découvre le long d'une ligne de tramway, qu'il ne peut pas prendre faute d'argent, un mur qui va le sauver. Ce long mur en béton estampé de taches d'humidité, avec en soubassement un trottoir, forme une scène où passe et se croise un échantillon représentatif du peuple tokyoïte de l'époque qu'il épingle à coup de Leica : lycéens en petite foulée, femme avec enfant sur le dos, lettré en kimono, canotier et socques de bois, gosses, vieux, ... Ses photos trouvent preneurs dans divers magazines japonais.

 

 
Nicolas Bouvier, Tokyo, 1955/1956


"J'étais misérable, fasciné et heureux... Mon Dieu, pardonnez-moi d'avoir trop aimé ce petit monde, ces longues promenades nocturnes et affolées de bonheur dans le cimetière d'Aoyama et cette boule chaude et légère, ce noeud dans la gorge, cette crampe heureuse qui m'a si souvent empêché de travailler. Tout au bonheur et à la grâce de ma vie pauvre et enchantée. Morts et vivants tout au long de la ligne du tram 7 que je ne pouvais plus prendre, comme vous m'avez compris, comme je vous ai aimés !"

Cité par François Laut, Nicolas Bouvier. L'oeil qui écrit, pp 154-155.

En 1964, Nicolas Bouvier revient au Japon pour y passer à nouveau un an, d'abord à Kyoto, l'ancienne capitale impériale, à la fois un peu surannée et sûre de sa supériorité culturelle, avant de finir son séjour à Tokyo.
Les conditions sont bien différentes : Bouvier a une commande éditoriale à honorer, ce seront ses Chroniques japonaises publiées dans une première version en 1967, un livre à la fois historique, avec des annotations personnelles, et illustrées de ses propres photographies, bref un gros travail. Et il n'est plus seul, il vient en famille avec sa femme, gravide et nauséeuse, et son fils de trois ans. Sa femme a bien du mal à s’accommoder du Japon. On peut la comprendre car la meilleure des bonnes éducations genevoises n'est pas d'un grand recours pour s'adapter aux conditions spartiates de la vie dans une vieille maison japonaise, tour à tour glaciale et pleine de courants d'air en hiver, écrasée d'une moiteur torpide en été. 

Voir ces photos de Nicolas Bouvier m'a donné envie de lire un texte posthume, Le Vide et le Plein. Carnets du Japon, publié en 2004 et resté en plan dans ma bibliothèque. Il s'agit en fait des notes prises lors de ce séjour en 1964/1965, non destinées à la publication, qui révèlent que cette période fut difficile pour Nicolas Bouvier. 
Il s'y montre d'humeur morose et désabusé, en rogne et en proie au doute. 
Tout est décalé, plus rien ne colle. D'abord Nicolas Bouvier constate que le Japon n'est plus le même, le pays pauvre qu'il a connu se transforme à grandes enjambées, et bien sûr, c'était mieux avant, maintenant tout ce bruit, toute cette lumière, ... 
Tout et tous l'agacent, l'indisposent : les choses, les gens, les rituels et les convenances hypocrites qui n'en finissent plus, les paysans au fond de leur campagne avec leurs rites archaïques et alcooliques, les professeurs d'université abscons, les voisins gentils mais au fond pas très intéressants, les fêtes de quartier pénibles, les simagrées des cérémonies, les Occidentaux qui en font des tonnes à propos du zen auquel évidemment ils ne comprennent rien, le plastique omniprésent, le culte du fait main et du geste ancestral. 
Rien ni personne ne trouve grâce à ses yeux, sauf les femmes (dominées mais qui n'en pensent pas moins, auxquelles il s'identifie sans doute), mais il les laisse dans cette catégorie indifférenciée. Il s'agit davantage d'une projection que de réelles rencontres.
Au fond, il sent, dit-il, le Japon fermé. Puis, c'est dit : le Japon est animé d'une haine de l'étranger. Bouvier se joue Lost in translation, la parano guette. Etranger à lui-même, rien ne l'accroche au  monde dans lequel il se trouve.

Nicolas Bouvier évoque au détour d'une page le nœud intérieur qui ne lui laisse que peu de répit et peu d'espoir :
"L'écriture naît d'une illusion : illusion que je suis meilleur que moi-même, plus pénétrant, généreux et sensible. Illusion aussi que je suis capable d'écrire. Lorsque cette illusion est maintenue assez longtemps - comme un révélateur qu'on porte à température - elle devient réalité, j'écris et je m'ajuste aux exigences de l'écriture."
"L'illusion a donc son rôle à jouer dans ma vie : c'est un moteur parmi d'autres, c'est une variété roturière de l'acte de foi dont on ne se sent pas toujours capable. Il y a ainsi des rapports très étroits entre l'illusion et l'édification de l'être, ceci permettant souvent cela."   
En fin de ce volume, il livre sa définition du voyage, texte lucide et irrévocable, comme un testament avant l'heure :
"Trop de gens attendent tout du voyage sans s'être jamais soucié de ce que le voyage attend d'eux. Ils souhaitent que le dépaysement les guérisse d'insuffisances qui ne sont pas nationales, mais humaines, et l'ivresse des premières semaines où, tout étant nouveau, vous avez l'impression de l'être vous-même, leur donne l'impression passagère qu'ils ont été exaucés. Puis quand le moi dont ils voulaient discrètement se défaire dans la gare du départ ou dans le premier port les retrouve au détour d'un paysage étranger, ce moi morose et solitaire auquel on pensait avoir réglé son compte, ils en rendent responsable le pays où ils ont choisi de vivre.
Le voyage ne vous apprendra rien si vous ne lui laissez pas aussi le droit de vous détruire. C'est une règle vieille comme le monde. Un voyage est comme un naufrage, et ceux dont le bateau n'a pas coulé ne sauront jamais rien de la mer. Le reste, c'est du patinage ou du tourisme."

Pour nous consoler, quelques images de Kyoto en ce mois de mai ensoleillé. Les sudare de jonc devant la fenêtre, les ruelles, les vœux accrochés au saule pleureur d'un sanctuaire, les pousses de bambous arrangées par le marchand de légumes, les toits d'un des innombrables temples de la ville. 
Le patinage touristique, avec du soleil et un agréable compagnon de route, ça n'est pas si désagréable.