« Faire d'un événement, si petit soit-il, la chose la plus délicate du monde, le contraire de faire un drame, ou de faire une histoire. »

Gilles Deleuze, Dialogues

samedi 25 mai 2013

Sur les traces des routes et déroutes de Nicolas Bouvier au Japon... 日本に於ける二コラ・ブヴィエの凸凹道

Séjour à Kyoto, avec la visite d'une petite exposition consacrée à des photographies prises par Nicolas Bouvier au Japon en 1955/1956, dans le cadre d'une belle initiative, Kyotographie, qui présentait des œuvres photographiques dans des lieux divers et variés, temples, maisons, galeries... Une occasion de découvrir la ville en même temps que des photographes.
Entrée de Yûisai Kôdôkan... 有斐斎 弘道館

Nicolas Bouvier (1929-1998) est l'auteur d'un ouvrage devenu mythique, L'usage du monde, écrit après une traversée de trois ans sur les routes vers l'Orient, depuis sa Suisse natale jusqu'à Ceylan. Ce livre, publié en 1963, ne rencontra pas la reconnaissance du public. Personne dans son "horizon d'attente", malgré quelques bonnes critiques mais l'absence de distribution en France.  
Encalminé sept longs mois dans l'île de Ceylan qui lui fut maléfique (il réussira à en tirer 25 ans plus tard Le poisson-scorpion qui le fera connaître en 1982), Nicolas Bouvier s'en extirpa pour arriver au Japon où il débarqua à Yokohama en 1955.

Il reste un an à Tokyo où il vit très chichement, parfois indigent dans la ville qu'il ne renonce pas à arpenter, noter, photographier. Il découvre le long d'une ligne de tramway, qu'il ne peut pas prendre faute d'argent, un mur qui va le sauver. Ce long mur en béton estampé de taches d'humidité, avec en soubassement un trottoir, forme une scène où passe et se croise un échantillon représentatif du peuple tokyoïte de l'époque qu'il épingle à coup de Leica : lycéens en petite foulée, femme avec enfant sur le dos, lettré en kimono, canotier et socques de bois, gosses, vieux, ... Ses photos trouvent preneurs dans divers magazines japonais.

 

 
Nicolas Bouvier, Tokyo, 1955/1956


"J'étais misérable, fasciné et heureux... Mon Dieu, pardonnez-moi d'avoir trop aimé ce petit monde, ces longues promenades nocturnes et affolées de bonheur dans le cimetière d'Aoyama et cette boule chaude et légère, ce noeud dans la gorge, cette crampe heureuse qui m'a si souvent empêché de travailler. Tout au bonheur et à la grâce de ma vie pauvre et enchantée. Morts et vivants tout au long de la ligne du tram 7 que je ne pouvais plus prendre, comme vous m'avez compris, comme je vous ai aimés !"

Cité par François Laut, Nicolas Bouvier. L'oeil qui écrit, pp 154-155.

En 1964, Nicolas Bouvier revient au Japon pour y passer à nouveau un an, d'abord à Kyoto, l'ancienne capitale impériale, à la fois un peu surannée et sûre de sa supériorité culturelle, avant de finir son séjour à Tokyo.
Les conditions sont bien différentes : Bouvier a une commande éditoriale à honorer, ce seront ses Chroniques japonaises publiées dans une première version en 1967, un livre à la fois historique, avec des annotations personnelles, et illustrées de ses propres photographies, bref un gros travail. Et il n'est plus seul, il vient en famille avec sa femme, gravide et nauséeuse, et son fils de trois ans. Sa femme a bien du mal à s’accommoder du Japon. On peut la comprendre car la meilleure des bonnes éducations genevoises n'est pas d'un grand recours pour s'adapter aux conditions spartiates de la vie dans une vieille maison japonaise, tour à tour glaciale et pleine de courants d'air en hiver, écrasée d'une moiteur torpide en été. 

Voir ces photos de Nicolas Bouvier m'a donné envie de lire un texte posthume, Le Vide et le Plein. Carnets du Japon, publié en 2004 et resté en plan dans ma bibliothèque. Il s'agit en fait des notes prises lors de ce séjour en 1964/1965, non destinées à la publication, qui révèlent que cette période fut difficile pour Nicolas Bouvier. 
Il s'y montre d'humeur morose et désabusé, en rogne et en proie au doute. 
Tout est décalé, plus rien ne colle. D'abord Nicolas Bouvier constate que le Japon n'est plus le même, le pays pauvre qu'il a connu se transforme à grandes enjambées, et bien sûr, c'était mieux avant, maintenant tout ce bruit, toute cette lumière, ... 
Tout et tous l'agacent, l'indisposent : les choses, les gens, les rituels et les convenances hypocrites qui n'en finissent plus, les paysans au fond de leur campagne avec leurs rites archaïques et alcooliques, les professeurs d'université abscons, les voisins gentils mais au fond pas très intéressants, les fêtes de quartier pénibles, les simagrées des cérémonies, les Occidentaux qui en font des tonnes à propos du zen auquel évidemment ils ne comprennent rien, le plastique omniprésent, le culte du fait main et du geste ancestral. 
Rien ni personne ne trouve grâce à ses yeux, sauf les femmes (dominées mais qui n'en pensent pas moins, auxquelles il s'identifie sans doute), mais il les laisse dans cette catégorie indifférenciée. Il s'agit davantage d'une projection que de réelles rencontres.
Au fond, il sent, dit-il, le Japon fermé. Puis, c'est dit : le Japon est animé d'une haine de l'étranger. Bouvier se joue Lost in translation, la parano guette. Etranger à lui-même, rien ne l'accroche au  monde dans lequel il se trouve.

Nicolas Bouvier évoque au détour d'une page le nœud intérieur qui ne lui laisse que peu de répit et peu d'espoir :
"L'écriture naît d'une illusion : illusion que je suis meilleur que moi-même, plus pénétrant, généreux et sensible. Illusion aussi que je suis capable d'écrire. Lorsque cette illusion est maintenue assez longtemps - comme un révélateur qu'on porte à température - elle devient réalité, j'écris et je m'ajuste aux exigences de l'écriture."
"L'illusion a donc son rôle à jouer dans ma vie : c'est un moteur parmi d'autres, c'est une variété roturière de l'acte de foi dont on ne se sent pas toujours capable. Il y a ainsi des rapports très étroits entre l'illusion et l'édification de l'être, ceci permettant souvent cela."   
En fin de ce volume, il livre sa définition du voyage, texte lucide et irrévocable, comme un testament avant l'heure :
"Trop de gens attendent tout du voyage sans s'être jamais soucié de ce que le voyage attend d'eux. Ils souhaitent que le dépaysement les guérisse d'insuffisances qui ne sont pas nationales, mais humaines, et l'ivresse des premières semaines où, tout étant nouveau, vous avez l'impression de l'être vous-même, leur donne l'impression passagère qu'ils ont été exaucés. Puis quand le moi dont ils voulaient discrètement se défaire dans la gare du départ ou dans le premier port les retrouve au détour d'un paysage étranger, ce moi morose et solitaire auquel on pensait avoir réglé son compte, ils en rendent responsable le pays où ils ont choisi de vivre.
Le voyage ne vous apprendra rien si vous ne lui laissez pas aussi le droit de vous détruire. C'est une règle vieille comme le monde. Un voyage est comme un naufrage, et ceux dont le bateau n'a pas coulé ne sauront jamais rien de la mer. Le reste, c'est du patinage ou du tourisme."

Pour nous consoler, quelques images de Kyoto en ce mois de mai ensoleillé. Les sudare de jonc devant la fenêtre, les ruelles, les vœux accrochés au saule pleureur d'un sanctuaire, les pousses de bambous arrangées par le marchand de légumes, les toits d'un des innombrables temples de la ville. 
Le patinage touristique, avec du soleil et un agréable compagnon de route, ça n'est pas si désagréable.

2 commentaires:

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  2. Dans une librairie de Toulon, j'ai eu "L'usage du monde" entre les mains et je l'ai remis à sa place, persuadée de l'avoir chez moi. Sans doute prêté et non récupéré - j'aurais dû suivre mon intuition. Je m'étais promis de le relire après avoir lu ses "Chroniques japonaises" - merci pour ces beaux extraits et vos photos, vive le patinage artistique.

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