« Faire d'un événement, si petit soit-il, la chose la plus délicate du monde, le contraire de faire un drame, ou de faire une histoire. »

Gilles Deleuze, Dialogues

mercredi 9 novembre 2011

Un jardin à Kyoto... 京都の一つの庭園

Un week-end passé à Kyoto et l'occasion de visiter un jardin ouvert par exception. De dimension modeste (1500 m²), il forme avec un bâtiment un ensemble à la fois simple, cohérent et raffiné.
Vue aérienne de Kohô-an... 孤篷庵の航空写真
Ce temple nommé Kohô-an, qu'on pourrait traduire par "Ermitage de la barque solitaire", fait partie d'un grand ensemble monastique bouddhique au nord de Kyoto, Daitokuji. Ce monastère fondé en 1319 et affilié à l'école zen Rinzai comprend 24 temples secondaires desservis par des rues pavées se coupant à angles droits, véritable cité dans la ville.
Chaque sous-temple est un clos avec son propre porche d'entrée, ses bâtiments plus ou moins importants, ses jardins et son histoire.
Porche d'entrée de Kohô-an au nord-est... 孤篷庵の北東の門

En 1643, Kobori Enshû (1579-1647), grand maître de thé, architecte renommé de bâtiments et de jardins, calligraphe, en somme artiste et intellectuel complet de son temps, repensa à son emplacement actuel Kohô-an pour en faire sa dernière résidence. Malheureusement pour lui, il ne put guère jouir de son ultime dessein mais heureusement pour nous, celui-ci fut achevé et même reconstruit après un incendie un siècle plus tard.
Kobori Enshû, héritier d'un petit fief, est issu de la classe des bushi, guerriers au pouvoir. Samurai de rang modeste mais cultivé, grâce à ses talents - et à un très bon mariage avec la fille d'un daimyô, feudataire de haut rang - il fit une grande carrière et laissa de nombreuses œuvres dont des jardins ainsi qu'une école reconnue dans l'art du thé.
Par l'entregent de son beau-père qui fut à la fois un proche de l'empereur, du cercle intellectuel de la cour, et un conseiller du troisième shogun, le généralissime Tokugawa Iemitsu (1604-1651), Kobori Enshû accéda à de hautes fonctions. Il fut intendant des constructions impériales, puis architecte et concepteur de jardins pour le shogunat et d'autres dignitaires du régime, en ce début de l'époque Edo (1603-1867) où se met en place l'organisation sociale stricte maintenue pendant presque trois siècles par les dirigeants Tokugawa.
Assemblage caractéristique de l'allée : pierres taillées régulières et pierres brutes... 中の道の特徴的な敷石:幾何学的な切り出した石と天然の石

Kobori Enshû fait partie de ceux qui vont accomplir la jonction, moment essentiel, entre la culture classique issue de l'aristocratie de cour, avec son raffinement et sa longue histoire, et celle des guerriers, plus pragmatique, voir rustique. A celle-ci, s'ajoutent l'apport culturel des temples bouddhiques zen, leur esthétique empreinte d'une simplicité essentielle et d'une certaine vision du monde, ainsi qu'un intérêt ravivé pour la culture chinoise. Ces différentes sensibilités vont se rencontrer, se mêler et générer de nouveaux jardins et formes architecturales, des façons renouvelées d'apprécier les paysages, de nouvelles formes de poésie, de peintures, ... propres à l'époque Edo.
Kohô-an, dernière création et demeure de Kobori Enshû, représente sans doute un moment d'acmé dans cette fusion, empreinte de l'expérience du maître et de l'accomplissement d'une vie.
Allée d'entrée de Kohô-an au nord-est... 孤篷庵の入り口の道

Après avoir longé à l'est une allée et pénétré dans l'édifice principal, on arrive au sud occupé par une longue salle bordée d'une galerie engawa qui permet de jouir de la lumière et du soleil ou de l'ombre fraîche de son avant-toit, selon la saison. Cette pièce est ouverte sur une étendue de fin sable ocre rosé, finement balayé en ondulations douces, bordée d'une double haie et fermée par des plantations basses aux deux extrémités. 
Ce paysage "sec", karesansui en japonais, ainsi nommé car sans étang, évoque les sites célèbres de Omi, région située au bord du lac Biwa proche de Kyoto, eux-mêmes appréciés en référence à des sites chinois connus au Japon par des lavis et des poèmes. Ce jardin sans eau évoque donc le bord d'un lac, la ligne d'horizon est exprimée par la surface plane et la ligne des haies, l'onde et le rivage par les traces en courbes douces du balai de bambou sur le sol sablonneux. A l'origine, la vue au-delà de la haie allait vers le lointain, jusqu'aux montagnes qui évoquaient l'autre rive du lac, paysage emprunté ainsi intégré dans le jardin. Le développement urbain a eu raison de cet emprunt paysager et de grands arbres ont été plantés pour le cacher.
Jardin sud vu de la salle principale... 書院の南向きの枯山水庭園

La métaphore de la promenade en bateau se poursuit vers l'angle sud-ouest, dans une autre partie du jardin visible de la coursive qui forme une petite terrasse garnie d'une fine rambarde semblable à celle des bateaux de promenade yakata-bune
Jardin sud-ouest, plus pittoresque... 直入軒の縁側から風情のある庭園の景色

Ce parcours entre dedans et dehors s'achève côté ouest dans une pièce tout à fait particulière, réservée à la cérémonie du thé, alors qu'en principe le pavillon de thé est à l'écart, sorte de chaumine d'une rusticité très sophistiquée, accessible après la traversée d'un jardin boisé par un sentier. Là, le parcours se fait en bordure du bâtiment, pour arriver dans cette pièce relativement spacieuse, haute et claire par rapport aux pavillons de thé exigus, bas et peu éclairés. 

Cette salle pour le thé s'ouvre sur un jardin encore plus réduit, à moitié clos par une haie proche, qui oblige le regard à se poser sur deux objets devant celle-ci. Sont disposés un bassin monolithique de pierre polie qui recueille les eaux de pluie pour les ablutions, et légèrement en retrait, une lanterne, que Kobori Enshû a construite en assemblant des pierres d'origines diverses, plus ou moins naturelles, patinées ou travaillées. L'une, dit-on, proviendrait d'Inde, une autre de Chine et encore une autre de Corée, les trois pays qui ont contribué à amener le bouddhisme jusqu'au Japon. 
En lisière du bâtiment, des galets noirs forment une surface évasée qui suggère le sillage d'un bateau. 
A ces subtiles séquences en profondeur, s'ajoute un cadrage vertical par la disposition audacieuse d'un écran shôji de papier blanc qui découpe exactement la vue au niveau du sol sur le jardin. Tout ce dispositif pourrait sembler trop composé et statique, ce serait sans compter le mouvement du temps journalier rendu sensible par le changement de la lumière puisque cette pièce à l'ouest reçoit les rayons du couchant, et le passage des saisons perceptible à travers la végétation et les météores, pluie, vent, neige... Rien ne bouge mais tout change sans cesse. 


Parcours architectural et paysager, métaphore filée du passage en barque, Kohô-an est l'ultime chef-d'oeuvre d'un homme qui fut un passeur entre des univers culturels différents, arrivé au terme de la course de sa vie. 
C'est sans doute ce caractère de complétude totale entre le fond, la forme, l'époque, le créateur et sa vie, qui rend si saisissant et touchant ce lieu, Kohô-an.

Note : à part la troisième photo, détail du pavement, toutes les autres sont des captures sur Internet car il est interdit de photographier sur place. 

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