« Faire d'un événement, si petit soit-il, la chose la plus délicate du monde, le contraire de faire un drame, ou de faire une histoire. »

Gilles Deleuze, Dialogues

samedi 19 novembre 2011

En croisant Jean-Henri Fabre au parc Hibiya un samedi... 土曜日に日比谷公園でジャン・アンリ・ファーブルとすれ違う

Samedi dernier, je me suis rendue au parc Hibiya, situé en plein centre de Tokyo près du Palais Impérial, pour assister à une conférence du Shimin-kareji, Collège des citadins. Hibiya est le premier parc public conçu comme tel sur le modèle occidental au Japon et son éclectisme syncrétique raconte la mise en œuvre de la modernité, formes et idées, comme un bricolage qui a fait naître un modèle nouveau.
Parc Hibiya, pelouse et parterres... 日比谷公園の花壇と芝生

Le jardin japonais... 日比谷公園の日本庭園
Le Shimin-college, appelons-le ainsi, est un centre culturel régi par la fondation publique qui gère les espaces verts de Tokyo. Il organise des expositions, des cycles de conférences sur des aspects historiques ou environnementaux et diverses formations en rapport avec les parcs, les jardins, la nature en ville : activités pratiques, naturalistes, artistiques, éducatives ou ludiques pour les enfants, formation des guides bénévoles, formation continue des jardiniers professionnels, etc.
Après la conférence, je descends à la bibliothèque spécialisée sur ces mêmes thémes, et à l'entrée, présenté en évidence, je tombe sur ce livre très grand format bien ouvert.


市民カレッジの資料館にあるジャン・アンリ・ファーブルの本

Il s'agit de la traduction d'un ouvrage publié en 1991, Les champignons de Jean-Henri Fabre. L'édition japonaise, en 1992, reprend et annote les amples textes introductifs qui présentent l’œuvre de J.H. Fabre (prononcé Fabulu en japonais) et surtout reproduit à l'échelle d'origine 221 aquarelles que le naturaliste réalisa pendant les sept années de sa vie qu'il consacra à l'étude des champignons. La bibliothécaire m'explique que ce livre est mis en évidence parce qu'il y a beaucoup de champignons dans le parc en ce moment et que les aquarelles sont très belles.
Des associations font même des "sorties champignons", botaniques et gustatives, dans les parcs publics de Tokyo, dont Hibiya. Il existe des peuples, des cultures "mycophages", qui savourent les champignons, et d'autres qui les excluent de leur régime alimentaire, le Japon fait partie résolument des premiers, comme les pays latins d'Europe. Malheureusement, cette année, et bien d'autres ensuite, les cesium 131 et 137 retombés de Fukushima nous privent de ces plaisirs.

Récolte des fruits du ginko biloba, l'amande à l'intérieur du noyau est très appréciée... 銀杏拾いする
Lorsque je suis arrivée au Japon, en comprenant que j'étais française, on me citait, à ma grande surprise, Jean-Henri Fabre (1823-1915) comme le compatriote le plus connu ici. J'étais d'autant plus surprise qu'à l'époque, ça ne me disait rien alors que j'avais passé mon enfance à 25 km de son Harmas de Sérignan, mais aucune sortie scolaire ni familiale ne m'avait amenée jusque là-bas. 
Je ne suis pas la seule, si j'en crois ce texte puisé dans les Chroniques japonaises d'un certain "Fabrice au Japon" :
"C’est en lisant un recueil de récits de Yoko Ogawa, La bénédiction inattendue (paru en 2007), que je suis tombé une fois de plus sur une référence à Jean-Henri Fabre. Je dis une fois de plus car je n’ai jamais autant entendu parler de lui que depuis que je suis au Japon ! Ainsi ai-je rencontré plusieurs fois des Japonais qui m’ont parlé de lui avec respect et admiration, et qui connaissaient sa vie et ses Souvenirs entomologiques sans doute bien mieux que moi, qui suis pourtant originaire du Vaucluse, le département où ce naturaliste a passé une grande partie de sa vie."
Artistes et critique... 芸術家と批評家

Je suis allée à l'Harmas pour la première fois en 1991 accompagnant un couple de Japonais assez âgé qui se faisait une immense joie de découvrir la demeure de Fabre. Devant l'état d'abandon du jardin et le peu de cas fait de quelques documents laissés à disposition, ils n'ont rien dit mais leur silence montrait que cette visite leur laissait une bien étrange impression et beaucoup d'incompréhension. Le gardien pourtant nous avait expliqué que peu de Français avaient entendu parler de J.H. Fabre alors que tous les Japonais le connaissaient.

 
Chasseur de martin-pêcheur... 川蝉の写真家

Les Souvenirs entomologiques de Fabre bénéficient au Japon de quatre traductions, la dernière en date publiée de 2005 à 2009 à l'occasion du centenaire de cette œuvre. La première traduction, toujours éditée, fut publiée en 1922 et établie par Osugi Sakae (1885-1923), penseur politique porté d'abord vers le christianisme et le socialisme, activiste social, syndicaliste et anarchiste radical, défenseur de l’espéranto et de l'amour libre, arrêté lors d'un discours à Saint Denis en 1922, et assassiné par la police politique japonaise en 1923 lors de la confusion qui suivit le grand séisme du Kantô. Fabre a donc été lu et reconnu par la pensée la plus avant-gardiste du début du XXème au Japon.
Dans le même coin du parc... 公園の同じ所
A la suite de cette première traduction, les textes de Fabre ont été introduits dans les programmes scolaires japonais, primaire et collège. Ils sont toujours lus en classe car ils allient valeur littéraire, intérêt scientifique ainsi qu'une approche de la nature que reconnaît la sensibilité japonaise. En France, c'est justement cette forme littéraire qui a tant nui, et nuit encore, entre autres, à la reconnaissance de Fabre. Le débat y est toujours vif à son sujet, sur sa légitimité même, car il n'adhèra pas à la théorie de l'évolution, alors que pourtant son travail et son apport sont maintenant clairement situés dans leur perspective historique. Témoigne de ces débats, la discussion qui s'anime à propos de l'article rédigé dans Wikipedia, critiqué véhémentement comme trop élogieux par certains
En fait, on en veut à Fabre en France parce qu'il n'est pas Darwin et qu'on s'est fait voler la vedette par un perfide Anglais.
Au Japon, le fond culturel animiste qui perdure dans les rituels sacrés toujours vivants du shintoisme et la culture scientifique occidentale s'accommodent fort bien l'un de l'autre. Les textes de Fabre ne sont donc pas déconsidérés parce qu'ils seraient impurs scientifiquement, trop emprunts de poésie et d'une certaine spiritualité. Au contraire, on y est touché par sa vision du monde.
Exposition de chrysanthèmes... 菊の展覧会


De nombreux insectes font partie au Japon de ces éléments signes de saison, saisis par une expression sensible au moment précis de leur apparition éphémère. Ils révèlent, autant que les fleurs, cette émouvante fragilité du monde à laquelle chaque être vivant participe : les lucioles, les libellules, les cigales, les scarabées rhinocéros et les lucanes cerf-volants, les grillons et tous les insectes stridulants de l'automne, les araignées, ... Même le moustique trouve sa place en poésie, faisant ressortir notre grand dénuement et notre vulnérabilité.  
Les grands magasins, style galerie Lafayette, ont en été un rayon "insectes" avec tout le matériel nécessaire à la chasse, filets, boîtes, qui vendent aussi des bestioles pour les enfants qui rentrent bredouilles ou sont flemmards. A l'automne, dans les ruelles de Tokyo, on rencontre souvent de grandes mantes religieuses, vertes ou brunes. Il y a quelques jours, une mère s'arrête avec sa poussette à un feu, l'enfant d'environ deux ans se penche pour observer une mante religieuse qui l'intrigue. Le feu passé au vert, sa mère repart et lui aussitôt se met à brailler : "kamakiri, kamakiri, la mante je veux la prendre !" A à peine deux ans, en plein Tokyo, il sait déjà reconnaître et nommer cet animal. 
On peut se marier aussi à Hibiya, sous le ginko vieux de 500 ans...日比谷公園に行う結婚式

Au jardin d'enfants puis à l'école primaire, les enfants apprennent à reconnaître et attraper, sans les blesser ni se faire blesser éventuellement, nombre d'insectes ou de bestioles, même les larves de libellules avant de vider et nettoyer la piscine au printemps (chaque école primaire publique est dotée d'un bassin de plein air). On joue spontanément avec les cloportes trouvés sous les pierres et qui se mettent en boule dès qu'on les touche. On les appelle d'ailleurs dango-mushi, bestiole-boulette de riz, par analogie avec la forme ronde. Les dango, faits de riz gluant sucré, sont des douceurs très appréciées des enfants, donc rien de répugnant dans ce nom, au contraire. 
Voici la définition du cloporte que donne le Robert :
cloporte , , origine inconnue
Petit animal arthropode (isopodes) qui vit près des habitations sous les pierres, dans les lieux humides et sombres. « fourmillant de cloportes et d'insectes dégoûtants » ().
Vivre comme un cloporte, confiné chez soi.
Individu répugnant, servile.

Les petites bêtes restent des créatures du diable chez M. Robert, dans notre langue et notre imaginaire.

J'ai étudié le guide de l'enseignant associé à un manuel scolaire pour une matière enseignée les deux premières années de l'école primaire (6 et 7 ans), initiation à la fois aux sciences naturelles et à la vie en société (cette association est d'ailleurs parlante). L'approche est basée sur l'observation concrète, le contact direct avec ce qui se trouve autour de soi (repérer, faire pousser, attraper, élever, transformer -les végétaux-, dessiner, décrire, raconter, imiter). Beaucoup d'exemples d'activités prennent comme sujet des insectes, autant voir même plus que les plantes, notamment pour transmettre des notions comme la valeur de tout le vivant ou la transformation des cycles naturels. On initie les enfants à une véritable "observation participative" en leur demandant de se mettre à la place de l'insecte dans son milieu (éventuellement reconstitué dans un petit vivarium) pour imaginer ses réactions, déduire ses comportements, ce qui amène à une forme d'empathie. Exactement la méthode de Fabre qui refusait :
"la superficielle méthode généralement adoptée. On prend un insecte, on le transperce d'une longue épingle, on le fixe dans la boîte à fond de liège, on lui met sous les pattes une étiquette avec un nom latin et tout est dit sur son compte. Cette manière de comprendre l'histoire entomologique ne me suffit pas. Vainement on me dira que telle espèce a autant d'articles aux antennes, tant de nervures aux ailes, tant de poils en une région du ventre ou du thorax; je ne connaîtrai réellement la bête que lorsque je saurai sa manière de vivre, ses instincts, ses mœurs."  (Souvenirs entomologiques T. I, chap. IX, p. 136-137)
Pourquoi cette focalisation à l'école au Japon sur les insectes ? Parce qu'ils peuvent être élevés facilement, réagissent plus vite que les plantes, se métamorphosent encore plus radicalement, réalisant ces passages énigmatiques entre des mondes parallèles qui font partie de la conscience japonaise, parce qu'ainsi ils révèlent si bien le mystère de la vie, l'inconnu à nos pieds, parce que
C'est si naturel, ce me semble, si à la portée de chacun, si entraînant que de s'intéresser à tout ce qui grouille autour de nous !" Souvenirs entomologiques (T. VI, chap. III, p. 35).
Toutes les photos ont été prises le même jour, le 12 novembre 2011, au parc Hibiya où l'on fait encore bien d'autres choses...

 

3 commentaires:

  1. Sebastien Giorgis25 novembre 2011 à 12:49

    L Harmas de Serignan ( propriété du Museum d Histoire Naturel )est resté longtemPs en effet dans un état lamentable , la toiture fuyait, menaçant
    les collections, le gigantesque herbier de Fabre et les aquarelles de champignons citées dans l article. Je crois qu elles ont été récupérées à Paris
    pour restauration pendant les travaux mais je crains qu elles ne soient pas
    revenues depuis ....A verifier( en espérant que k
    Le pillage des trésors de province pas Paris ne continue pas .
    Pendant des décennies , il n y avait même pas de place de stationnement
    pour les visiteurs ( ni biEn sur pour les cars de tourismes ) dont de très
    nombreux japonais : les collectivités locales ne portaient elles aussi
    que très peu d attention à ce patrimoine ...meci pour cette évocation
    lointaine et si proche
    SEbastien Giorgis

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  2. Denise Reynard18 mars 2012 à 03:50

    J'apprends plein de choses à travers ton blog alors que
    j'ai vécu 20 ans au Japon. Je ne connaissais pas moi non plus Jean Henri Fabre et pourtant je suis souvent allée à la cueillette aux champignons autrefois en France. (A propos j'ai découvert un jour deux morilles sous les arbres devant l'entrée de notre immeuble à Takanawa.) J'aime beaucoup ta façon d'expliquer le Japon à travers chaque thème abordé. Ta compréhension de la sensibilité japonaise...
    Denise

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  3. Votre article est vraiment très intéressant, oui effectivement Fabre est plus connu au Japon qu'en France.
    Aujoud'hui le jardin et les bâtiments ont été rénovés.
    C'est vraiment beau!
    Ils ont créé une page facebook, ou des photos, articles seront mis à jour:
    https://www.facebook.com/pages/Harmas-Jean-Henri-Fabre/172256212953169
    J'ai aussi quelques photos sur le blog:
    http://benjaminjouet.tumblr.com/

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