« Faire d'un événement, si petit soit-il, la chose la plus délicate du monde, le contraire de faire un drame, ou de faire une histoire. »

Gilles Deleuze, Dialogues

jeudi 23 février 2012

Deux journées de rencontres... 脱原発世界会議の二日

Les 14 et 15 janvier derniers ont eu lieu, à Yokohama, deux jours de conférences internationales sur le thème "Un monde sans nucléaire". Une occasion pour tous les groupes, associations, mouvements, de se réunir, d'échanger leurs expériences, des informations, ... et écouter les nombreux intervenants venus du monde entier : de Russie et d'Ukraine pour parler de Tchernobyl, de Jordanie ou du Vietnam où le Japon doit installer des centrales nucléaires, et même de Tahiti, etc.
La soixantaine de tables rondes, conférences, projections de films, accompagnées de concerts qui se sont succédés du matin au soir sur une scène, a attiré 11 500 personnes, surtout des jeunes et des vieux. 
Pétition pour demander un référendum local sur le nucléaire. Les habitants de Tokyo et Osaka ont lancé cette initiative et ont reçu assez de signatures pour obtenir l'organisation d'un vote métropolitain. Les étrangers qui résident au Japon avec un visa permanent peuvent participer à ce type de référendum.

Ce type de rencontres est prisé par les Japonais, organisateurs hors pairs, et elles sont absolument nécessaires car il n'existe pas de mouvements ou de partis représentatifs de la société civile à l'échelle nationale ; au Japon, même les syndicats sont propres à chaque entreprise. Les actions sont donc toujours localisées, sur un problème précis, délimité et concret. Par exemple sur la question du nucléaire, l'action est concentrée pour obtenir la fermeture de telle ou telle centrale, comme celle de Tomari sur l'île de Hokkaidô, ou bien portée par une association locale comme celle des pêcheurs de Fukushima, interdits d'activité, qui luttent pour empêcher les rejets des eaux radioactives en mer.
Opposants aux centrales de Hokkaidô... 北海道の脱原発運動
Association de protection de la côte de Sanriku, Fukushima, contre les rejets radioactifs en mer

Chaque centrale, chaque question, a son groupe local d'activistes, appelé ici "mouvement d'habitants ou de citoyens", qu'il faudrait d'ailleurs plutôt nommer "mouvements  d'habitantes ou de citoyennes" tant les femmes sont présentes dans ces groupes et cela depuis longtemps. 
En effet, les femmes japonaises se préoccupent avant tout de la santé de leur famille, elles sont donc toujours montées au créneau sur les questions des pollutions industrielles ; elles sont diplômées, et en tant que femmes au foyer, elles peuvent dégager du temps pour s'investir dans la recherche de l'information, les réunions, la rédaction de documents, les rendez-vous avec les autorités politiques ou administratives. Les actions portent sur un point particulier mais par une obstination concentrée, elles finissent par porter leurs fruits. Ce mode d'intervention est en fin de compte efficace.
Les militantes contre l'utilisation du Mox, vendu par Areva au Japon, en entendant que j'étais française, ont commencé à me poser des questions sur l'utilisation du Mox en France auxquelles j'étais bien incapable de répondre. La prochaine fois que je pointe mon nez dans une telle rencontre, il faudra que je révise un peu.
Les spécialistes du Mox, opposées à la centrale de Monjû... モックスの専門家になった主婦たち

A l'entrée du centre de conférences, Yokohama Pacifico sur le port de Yokohama, des expositions de photos, tirages en noir et blanc des bombardements de Hiroshima et de Nagasaki, à côté de grands formats en couleurs d'images prises dans la zone d'exclusion de Fukushima. Toujours ce lien marqué entre ces trois événements pour souligner à la fois, le péché originel du nucléaire, d'abord militaire, la malédiction atomique du Japon, et l'indécence du choix de l'énergie nucléaire vis à vis des victimes, argument moral qu'avance toujours le prix Nobel de littérature, Oé Kenzaburo. Quelque chose de l'hybris qui s'empare des humains, de la démesure orgueilleuse et oublieuse des risques transparaît dans ces événements, Hiroshima, Nagasaki, Fukushima, que relie une dimension hors nature, littéralement monstrueuse. 
Chiens abandonnés errant dans la zone d'exclusion. Écrit sur le portique d'entrée de cette bourgade : "L'atome, énergie d'un avenir radieux"

Un représentant français était Paul Jobin, qui enseigne la sociologie du Japon à l’Université Paris Diderot et travaille sur les enjeux contemporains en santé publique. Il a publié le livre Maladies industrielles et renouveau syndical au Japon, qui part des premières pollutions dans des mines de cuivre au 19e siècle, aborde les combats fondateurs des populations contre l'usine chimique Chiso, cause de la redoutable maladie de Minamata due à la pollution des eaux de mer par des rejets de mercure à la fin des années 50 dans le sud du Japon. La reconstruction des liens à la nature abimée, à travers le renouveau de fêtes rituelles locales, de moments de partage par la communauté touchée devient la base d'actions contre les pouvoirs économiques et politiques. 
Groupe "Forêts du Japon, réseau biomasse"
Un arbre des propositions, à côté d'arbres des souhaits ou des pensées... 提案の木、希望の木、思考の木

Bien sûr, tout cela forme un fond pas très rigolo mais l'ambiance dans le centre de conférences vibrant comme une ruche, avec des ateliers en continu pour les enfants des participants, n'a rien de mortifère ou morbide. Au contraire ; c'est la vie sous toutes formes d'expressions qui surgit, avec ce côté bon enfant qui nous semble à nous Français (portés sur le concept, l'abstrait, la pensée universalisante, le militantisme prise de tête), un peu naïf, parfois presque niais. Mais l'absence de prétention donne en fait beaucoup de force. 
Échanges dans la salle des associations... NPOの部屋にある交流
Groupe amateur de musique et danse hawaïenne de la préfecture de Gunma devenu  anti-nucléaire à la suite de la forte contamination de la région... 群馬県のハワイアンダンスと脱原発運動の会
Dans le Japon ancien, on croyait que les séismes et tsunami étaient causés par un gros poisson-chat vivant sous terre qui se mettait à bouger. Ses mouvements étaient le signe du mécontentement des forces profondes de la nature contre l'impéritie des puissants et gouvernants. Les cataclysmes naturels offraient donc de fortes occasions de remettre en cause les pouvoirs en place. Pour beaucoup de Japonais, cette crise révèle aujourd'hui, de la même façon, les inconséquences de l’État et des bureaucrates. Jusqu'où ira la contestation ?





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